Mémoire. Traduire les coupables en justice !

lundi 24 octobre 2022, par Pascual

Loi de la mémoire démocratique : Traduire les coupables en justice !

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Rodolfo Andrés Martín Villa, ministre de l’intérieur espagnol dans les années 70. Il fait l’objet d’une enquête en Argentine pour homicide aggravé et crimes contre l’humanité commis lors de la répression de Vitoria en 1976 qui a fait 5 morts.

Le droit à la justice

Ces dernières semaines, de nombreux articles ont été publiés sur la loi 20/2022, du 19 octobre dernier, sur la Mémoire démocratique [1] récemment adoptée au Sénat et qui est maintenant entrée en vigueur. Cependant, tout n’a pas encore été dit et c’est pourquoi nous avons décidé d’approfondir un sujet qui nous tient particulièrement à cœur : le droit à la justice. Bien que le mot « justice » apparaisse 27 fois dans le texte, il est utile de jeter un bref coup d’œil aux articles de la loi pour savoir s’il s’agit réellement du droit de toute victime d’un crime ou s’il s’agit d’une simple présence.

Le texte de la loi est resté inchangé depuis son approbation au Congrès le 14 juillet, aucun des 500 amendements présentés par les groupes parlementaires au Sénat n’ayant été accepté. Par conséquent, ce que nous demandions dans ce blog après son approbation par le Congrès en juillet [2] est toujours d’actualité : « L’accès à la justice tel qu’il est défini par le droit international est-il garanti ? La Juridiction volontaire peut-elle mettre fin à l’impunité du régime franquiste ? » Cette juridiction est une procédure en matière gracieuse. Une procédure gracieuse est une demande portée devant une juridiction en absence de litige et donc d’adversaire. Elle est opposée à une procédure contentieuse.

Les victimes du régime franquiste ont passé plus de temps à attendre la vérité, la justice et les réparations dans la démocratie que pendant la dictature elle-même. Quarante-cinq ans après les premières élections, ils voient comment, une fois de plus, l’État continue à ne pas les aider à faire valoir leurs droits. Car, jusqu’à présent, la seule politique publique à l’égard des victimes des graves violations des droits de l’homme survenues après le coup d’État de 1936 et la dictature et la transition qui ont suivi, a été le silence et l’oubli – rompu en de très rares occasions. Cependant, la présence du mouvement mémoriel et, en particulier, de la Querella Argentina (du Procès argentin contre les crimes commis en Espagne pendant et après la dictature), ainsi que les rapports de Pablo de Greiff et Fabián Salvioli, les rapporteurs spéciaux des Nations unies pour la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition, ont contribué à remettre en question ce silence.

Y a-t-il une raison dans la loi de la mémoire démocratique de nous féliciter ? Bien sûr, c’est précisément la justification de l’élaboration d’une nouvelle loi pour remplacer celle de 2007, dont les maigres revendications et les lacunes sont déjà bien connues. Et nous soulignons que de nombreuses améliorations de cette loi ont été obtenues grâce aux contributions et aux demandes des associations mémorialistes qui se battent pour elle depuis des décennies. Étant donné qu’il y a des gens qui ont beaucoup plus de ressources et de moyens pour parler des avantages de cette loi, nous allons nous concentrer sur ce qui manque et qui devrait déjà être résolu.

Et il manque quelque chose de fondamental : l’accès à la justice pour les victimes du franquisme. Pourquoi est-il impossible dans ce pays que les crimes graves du franquisme soient jugés une fois pour toutes ? C’est ce que l’État devrait répondre, car nous, les victimes, ne sommes pas responsables du grand trou noir du maintien de l’impunité du franquisme : le fait que les mêmes élites et institutions soient passées de la dictature à la monarchie sans aucune purge ni changement – « d’un État à un autre État » – est la principale raison du maintien de l’impunité dont nous subissons les conséquences depuis des décennies.

La loi d’amnistie de 1977 et l’impunité du régime franquiste

Plusieurs arguments ont été utilisés à plusieurs reprises par le pouvoir judiciaire pour rejeter toutes les actions en justice intentées en Espagne, promues par la Coordination étatique d’appui au procès argentin (CEAQUA). L’un d’entre eux est la loi d’amnistie de 1977. La nouvelle loi sur la mémoire démocratique lève-t-elle cet obstacle ? Non, ce n’est pas le cas.

Malgré les demandes d’organisations mémorialistes telles que le CEAQUA ou l’association Encuentro por la Memoria (la Rencontre pour la mémoire), d’organisations telles qu’Amnesty International et d’organisations internationales de défense des droits de l’homme, la loi de mémoire démocratique n’abroge ni ne modifie la loi d’amnistie de 1977, qui a été utilisée pour faire table rase du passé et amnistier les coupables sans qu’ils aient été enquêtés, jugés ou condamnés, tandis que les sentences des tribunaux franquistes contre ceux qui ont affronté la dictature sont restées en vigueur jusqu’à aujourd’hui.

Il est vrai que l’article 5 déclare illégaux et illégitimes les cours et les jurys mis en place après le coup d’État de 1936, ainsi que les sentences et les peines qu’ils ont prononcées, illégitimes et nulles. Il sera nécessaire de vérifier que cela est respecté. Mais au paragraphe 4 du même article, le législateur a omis de dire que les réparations doivent inclure la reconnaissance des faits et l’acceptation de la responsabilité de l’État, et a ajouté que la déclaration de nullité « donnera lieu au droit d’obtenir une déclaration de reconnaissance et de réparation personnelle (...) sans pouvoir produire d’effets pour la reconnaissance de la responsabilité patrimoniale de l’État, de toute administration publique ou de particuliers, ni donner lieu à aucun effet, réparation ou compensation de nature économique ou professionnelle ». Nous devons nous contenter de « reconnaissance et de réparation personnelle ». Comme la joie dure peu dans la maison d’un pauvre homme ! Fabian Salvioli a commenté dans son dernier rapport en 2021 : « Il est regrettable que le projet de loi ne prévoie aucune responsabilité financière de l’État en ce qui concerne les réparations dues aux personnes condamnées à tort ». Pourtant, ce n’est pas le plus grave, mais c’est un exemple.

Mémorial aux victimes du régime franquiste dans le cimetière de Torrero à Saragosse

Un autre obstacle que nous avons souvent rencontré devant les tribunaux espagnols est le principe de légalité et de non-rétroactivité des lois, des concepts juridiques qui ont permis aux juges de considérer les crimes du régime franquiste comme prescrits alors qu’il s’agit de crimes contre l’humanité qui ne sont ni prescrits ni amnistiables en droit international, sauf dans le Royaume d’Espagne, ajoutons-nous. En renforçant l’impunité.

Précisément, l’amendement ajouté [3] par le gouvernement PSOE-Unidas Podemos à l’article 2, incite à interpréter les lois – et en particulier la loi d’amnistie – conformément à la juridiction internationale pour essayer d’éviter ces problèmes, nous assurent-ils. Cependant, il ne semble pas qu’il ait beaucoup de chances, sachant que quelques mois avant cet amendement, le PSOE a voté contre – avec la droite et l’extrême droite – la proposition de loi visant à modifier la loi organique 10/1995 du code pénal, dont l’objectif était d’incorporer le principe de légalité internationale dans le droit interne, ce qui aurait constitué un réel progrès. L’article 10.2 de la Constitution [4] contient déjà la même interprétation des lois mentionnées dans l’amendement, et bien qu’étant la loi la plus importante de l’État, elle n’a pas eu beaucoup d’effet, et une loi de rang inférieur, comme celle-ci ?

Renforcer l’impunité

Si jusqu’à présent nous avons émis des doutes sur la possibilité que la loi de la mémoire démocratique permette l’accès à la justice pour les victimes du franquisme et de la transition, c’est pour les raisons évoquées ci-dessus, mais reste-t-il une possibilité dans les articles ? Avons-nous manqué quelque chose ? Eh bien, les articles 28 et 29, sous la rubrique « Justice », précisent la création d’un ministère public de la mémoire et des droits de l’homme dont la fonction est d’enquêter sur « les actes qui constituent des violations des droits de l’homme et du droit international humanitaire ». Elle stipule que l’État doit garantir le droit à l’enquête et « la protection judiciaire doit être garantie dans les procédures visant à obtenir une déclaration judiciaire sur la réalité et les circonstances des événements passés spécifiques liés aux victimes visées à l’article 3.1 [qui établit qu’ils sont considérées comme des victimes] ».

Ça sonne bien, n’est-ce pas ? Eh bien, il s’avère que dans la troisième disposition finale, qui clarifie l’article 29, cette protection judiciaire est dérivée vers la Justice volontaire [5] au moyen d’un « fichier d’information pour la mémoire perpétuelle » et non au moyen d’un processus pénal qui enquête et juge les responsables, les complices, les complices et les organisateurs ; en un mot, qui serve réellement à identifier les auteurs et pas seulement les victimes et qui établisse une vérité judiciaire sur tous ces crimes, que nous sachions ce qui s’est passé et comment cela s’est passé, car c’est ce qui garantit la non-répétition. Et, en outre, cette vérité judiciaire est également nécessaire pour que la loi puisse être développée dans d’autres domaines, tels que des mesures dans l’éducation, dans les lieux de mémoire, dans le retrait des récompenses et des décorations policières pour les tortionnaires (comment cela peut-il être justifié s’ils ne sont pas jugés ?) et, en général, pour l’ensemble des articles.

Nous savons, grâce à l’expérience d’autres pays qui ont également subi des dictatures brutales, comme l’Argentine, que les coupables peuvent être jugés et condamnés même des décennies plus tard et qu’il est absolument nécessaire de le faire, car c’est une condition indispensable à tout État de droit : mettre fin à l’impunité d’un régime dictatorial imposé par la terreur et maintenu grâce à une terrible répression systématique et généralisée qui n’a jamais cessé pendant les 39 années qu’il a duré et qui s’est poursuivie après la mort du dictateur. L’État a la responsabilité de mettre fin à son impunité, pas d’entourloupe, pas d’accord.

Rosa María García Alcón
Activiste de la Commune. Association des prisonniers et des réprimés de la dictature franquiste

Article publié sur le site LQSomos
https://loquesomos.org

Traduction : Daniel Pinós


[1Loi de la mémoire démocratique : BOE (Bulletin officiel) numéro 252, du 20/10/2022 2.

[2Doutes sérieux : Proyecto de Ley de Memoria Democrática (Projet de loi sur la mémoire démocratique).

[3Toutes les lois de l’État espagnol, y compris la loi 46/1977, du 15 octobre, sur l’amnistie, doivent être interprétées et appliquées conformément au droit international conventionnel et coutumier et, en particulier, au droit international humanitaire, selon lequel les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le génocide et la torture sont considérés comme imprescriptibles et non-amnistiables.

[4-10.2. Les règles relatives aux droits et aux libertés fondamentales reconnus par la Constitution seront interprétées conformément à la Déclaration universelle des droits de l’homme et aux traités et accords internationaux sur les mêmes sujets ratifiés par l’Espagne.
Devant cette juridiction, il est possible d’obtenir un « dossier d’information pour la mémoire perpétuelle », c’est-à-dire une déclaration de l’événement qui s’est produit, mais l’auteur ne sera pas recherché ni identifié, car cela lui serait clairement préjudiciable, et il peut également s’opposer à la procédure, ce qui entraînerait certainement le classement de celle-ci. La Juridiction volontaire garantit-elle la vérité juridique ? Peut-elle mettre fin à l’impunité du franquisme ? De toute évidence, non.

[5La Juridiction volontaire n’est même pas appropriée pour obtenir la vérité judiciaire, car elle ne peut pas juger les crimes contre l’humanité comme tous les crimes du franquisme, car c’est une procédure dans laquelle aucune controverse ne peut surgir ni aucune opposition de la personne dénoncée.
Devant cette juridiction, il est possible d’obtenir un « dossier d’information pour la mémoire perpétuelle », c’est-à-dire une déclaration de l’événement qui s’est produit, mais l’auteur ne sera pas recherché ni identifié car cela lui serait clairement préjudiciable, et il peut également s’opposer à la procédure, ce qui entraînerait certainement le classement de celle-ci. La juridiction volontaire garantit-elle la vérité juridique ? Peut-elle mettre fin à l’impunité du franquisme ? De toute évidence, non.