Les événements de mai 1937 à Barcelone sont exemplaires à plus d’un titre. Ils se réduisent à une idée principale : comment le stalinisme a utilisé l’antifascisme pour liquider la révolution sociale. Pour réaliser cet objectif, il était indispensable de liquider le mouvement anarcho-syndicaliste. Mais à ce moment-là, ce mouvement, qui avait impulsé un vaste mouvement de collectivisations dans l’industrie, les transports, l’agriculture, était trop puissant, trop populaire pour être attaqué de front. Il fallait commencer par l’isoler en s’en prenant au POUM, petit parti marxiste mais qui était sur des positions révolutionnaires, dans lequel se trouvaient quelques trotskistes [1].
L’occasion était trop belle
En Allemagne, Staline avait fait le lit du nazisme en sacrifiant le Parti communiste allemand pour liquider la social-démocratie. Tout mouvement se réclamant de la classe ouvrière non contrôlé par Moscou devait être liquidé. Staline menait une campagne contre les « hitlero-trotskistes » ; le POUM fut donc dans la ligne de mire des communistes espagnols, qui exigeaient de façon lancinante sa dissolution.
Ils firent en sorte d’éliminer Andreu Nin du gouvernement de la Généralité de Catalogne, le 13 décembre 1936, avec sinon la complicité, du moins l’accord de la direction de la CNT, qui ne sembla pas se rendre compte que cela, ajouté à d’innombrables autres manœuvres, contribuait à isoler la Confédération chaque fois un peu plus et à la rendre plus vulnérable face au stalinisme. Les staliniens avaient déjà réussi à éliminer les militants du POUM de toute responsabilité dans l’UGT : or, celle-ci était, avant sa prise en main par les staliniens, un allié naturel de la CNT… à condition qu’il y eût dedans des éléments suffisamment radicaux pour favoriser cette alliance. Ainsi, lorsque la CNT obtint que les deux partis marxistes se retirent de la Généralité en laissant la place à la seule UGT, c’est en fait le Parti communiste qu’elle avait face à elle. L’UGT, que les communistes contrôlaient, était littéralement devenue l’organisation de la petite bourgeoisie et du patronat [2].
Les événements de mai 1937 sont donc exemplaires de l’incompréhension de la direction confédérale à saisir les rapports de forces, à comprendre la nature réelle du stalinisme et son rôle contre-révolutionnaire, alors que la masse des travailleurs soutenaient la CNT.
Communisme espagnol ?
Les communistes espagnols représentaient peu de chose avant la guerre civile, et ne purent se développer qu’en attirant à eux la paysannerie aisée opposée à la collectivisation, la petite bourgeoisie, beaucoup de fonctionnaires de police, des militaires. L’épine dorsale du mouvement communiste espagnol, soutenu par Moscou, offrait son expérience organisationnelle à des couches sociales dont les intérêts coïncidaient, à ce moment-là, avec les intérêts de la politique internationale de Staline. Ce dernier ne pouvait accepter l’idée d’une révolution prolétarienne se développant en dehors de son contrôle et sur des bases radicalement différentes de la Révolution russe. En participant au gouvernement et en pratiquant le noyautage des instances de pouvoir, les communistes acquirent donc une puissance hors de proportion avec leur base sociale. Les communistes, soutenus par la petite bourgeoisie nationaliste catalane, s’exprimaient ouvertement contre les collectivisations, ce qui est un paradoxe curieux, sachant qu’en Russie ils avaient imposé la collectivisation forcée de l’agriculture, avec la violence la plus inouïe, faisant des millions de morts…
En octobre 1936, un communiste est nommé ministre du Ravitaillement, poste précédemment tenu par un anarchiste. Les comités ouvriers de ravitaillement, mis en place par les anarchistes et qui fonctionnaient efficacement, sont dissous. La distribution de l’alimentation, assurée par le système de la vente directe des produits organisés par les comités des syndicats, est remise au commerce privé. Les prix augmentent, provoquant la pénurie. Le mécontentement de la population monte, mais les communistes accusent les anarchistes. Les forces de police – garde civile et garde d’assaut – avaient été dissoutes et remplacées par des « patrouilles de contrôle ». Mais la police sera rapidement reconstituée, contrôlée par les staliniens. Le même processus s’était passé, le 10 octobre 1936, avec la militarisation des milices, dont les communistes étaient de chauds partisans.
La Batalla du 1er mai 1937 décrit la composition sociale et le mode de recrutement de la police contrôlée par les communistes : « Ils ont concentré en Catalogne une partie de la formidable armée de carabiniers, qui avait été créée dans des buts contre-révolutionnaires, en la recrutant parmi les éléments du Parti communiste dépourvus d’éducation politique, parmi les ouvriers n’appartenant à aucune idéologie, et même parmi les petits-bourgeois déclassés, ayant perdu toute confiance dans le rétablissement de leur position… »
Une offensive est lancée contre la liberté d’expression
La censure devient de plus en plus importante, y compris la censure politique. Un meeting CNT-POUM est interdit le 26 février 1937 à Tarragona. Le 26 mars 1937, les libertaires s’opposent à un décret qui dissout les patrouilles de contrôle, qui interdit le port d’armes par les civils et l’affiliation politique ou syndicale des gardes et des officiers de police, et qui dissout les conseils d’ouvriers et de soldats, ce qui équivalait à la liquidation du pouvoir réel de la Confédération, élément moteur des milices, maîtresse de la rue et des usines.
De fait, les patrouilles de contrôle ne rendent pas leurs armes, au contraire, les militants sortent dans la rue et désarment les forces de police régulières, qui résistent ; des coups de feu sont échangés. La mesure de suppression des patrouilles de contrôle avait été prise en accord avec les conseillers anarchistes de la Généralité, qui furent critiqués par leur base et retirèrent leur appui au décret.
La crise sera résolue par la formation d’un nouveau gouvernement, identique au précédent.
Les affrontements armés continuent.
Les faits
La provocation du 3 mai 1937 fut donc l’aboutissement d’une longue série d’escarmouches dont l’objectif était, pour les staliniens, la liquidation de la révolution sociale, la liquidation des libertaires comme force hégémonique dans la classe ouvrière catalane, la restauration du pouvoir de la bourgeoisie dûment « drivée » par les conseillers techniques du GPU [3].
Que se passa-t-il ce jour-là ? Le lundi 3 mai, la police communiste tente de prendre possession du central téléphonique de Barcelone, qui est sous contrôle CNT-UGT, mais dont la majorité des employés est à la CNT. Les miliciens présents se saisissent de leurs armes et résistent violemment, avec succès. Une heure plus tard, les miliciens de la FAI et des membres des patrouilles de contrôle arrivent en renfort.
Les usines s’arrêtent. Les armes sortent des cachettes. Les barricades s’élèvent. L’insurrection s’étend à toute la ville.
Le Gouvernement – avec ses représentants anarchistes ! – est en fait assiégé par la force populaire. Il s’agit d’une authentique riposte spontanée à une provocation stalinienne. Le comité régional de la CNT et de la FAI se contente d’exiger la destitution de Rodriguez Sala, communiste, commissaire à l’Ordre public de Barcelone. Comme si Sala pouvait être quoi que ce soit en dehors des forces qui se trouvaient derrière lui.
Comme le 19 juillet 1936, lorsque les fascistes ont tenté de prendre le pouvoir, ce sont, à la base, les comités de défense confédéraux CNT-FAI qui organisèrent la contre-offensive populaire, mais cette fois contre l’avis de la direction de la CNT. Le lendemain, mardi 4 mai, la bataille fait rage toute la journée. La rapidité de la réaction des miliciens de la CNT-FAI et du POUM contre la police a été stupéfiante, autant qu’a été terrible l’acharnement de la police noyautée par les communistes. Cette crise révèle un conflit aigu à l’intérieur même du camp républicain.
Le sort de la révolution sociale était en jeu
Pendant que les prolétaires se battent dans la rue contre la réaction intérieure au camp républicain, les états-majors marchandent : il faut former un nouveau gouvernement. Les dirigeants de l’UGT et de la CNT appellent à cesser le feu. Les ministres anarchistes du Gouvernement central appuient cette initiative, mais Companys, président de la Généralité, refuse de renvoyer Rodriguez Sala.
García Oliver, ministre anarchiste du Gouvernement central, dirigeant de la CNT mais aussi de la FAI, fait un discours ridicule au nom de l’unité antifasciste, appelle à déposer les armes : « Tous ceux qui sont morts aujourd’hui sont mes frères, je m’incline devant eux et je les embrasse », y compris sans doute les staliniens et les policiers. Oliver accrédite ainsi l’idée que la bataille qui a eu lieu n’était qu’un accident de parcours dans le camp républicain, alors qu’elle était un authentique combat de classe, le projet des communistes étant de rétablir tous les attributs de l’ordre bourgeois : propriété privée, pouvoir centralisé, police, hiérarchie. Il évacue l’objectif de cette bataille, qui se résumait dans l’alternative : poursuite de la révolution sociale ou restauration de l’État bourgeois.
Dans la nuit du 4 au 5 mai, les marchandages au palais de la Généralité continuent
Les communistes veulent grignoter un peu plus de pouvoir aux comités ouvriers et doivent affronter les travailleurs en armes. Leur objectif : écraser définitivement la révolution. Force est de constater que les dirigeants anarchistes sont dépassés par les événements. À la radio, ils se succèdent tous pour appeler les combattants à déposer les armes : García Oliver, Federica Montseny, tous deux CNT et FAI, et les autres. Companys exige comme préalable à tout accord que les travailleurs se retirent de la rue. Le lendemain, mercredi 5 mai, la bataille est plus violente encore que la veille. La Gare de France, occupée par les anarchistes, est prise par la garde civile ; les employés de la centrale téléphonique se rendent aux gardes d’assaut. Le Gouvernement catalan démissionne. Les divisions anarchistes du front proposent de venir à Barcelone, mais le comité régional de la CNT leur annonce qu’on n’a pas besoin d’elles… Le soir, de nouveaux appels demandent aux ouvriers de quitter les barricades et de rentrer chez eux. Le mécontentement grandit dans les rangs de la CNT-FAI.
De nombreux militants déchirent leur carte. Une partie importante des jeunesses libertaires, de nombreux comités et groupes de base dans les entreprises et les quartiers s’opposent à l’attitude conciliatrice et à courte vue de la direction du mouvement libertaire catalan.
Les « Amis de Durruti » proposent la formation d’une junte révolutionnaire qui devait remplacer la Généralité. Le POUM devait être admis dans cette junte « car il s’est placé du côté des travailleurs ». Ils réclament la socialisation de l’économie, la dissolution des partis et des corps armés qui ont participé à l’agression, le châtiment des coupables. Ces positions sont dénoncées par le comité régional de la CNT. Le groupe sera plus tard exclu de la CNT.
Les « Amis de Durruti » n’étaient pas, malgré leur nom, des survivants des groupes Los Solidarios ou Nosotros, dont Durruti avait fait partie. C’était un petit groupe formé d’irréductibles hostiles à la militarisation des milices, à la participation de la CNT au Gouvernement, et dirigé par les « faïstes » Carreno, Pablo Ruiz, Eleuterio Roig et Jaime Balius. Accusé d’être à la traîne du POUM et d’être constitué d’anarchistes bolchevisés, ce groupe eut un faible impact et son existence fut courte, car il ne se manifestera plus après l’été 1937.
Cela ne retire rien au fait que certaines (pas toutes, loin s’en faut) des positions qu’il prit à un certain moment aient pu être dignes d’être prises en considération. Les critiques qu’il faisait à l’encontre de l’appareil dirigeant de la CNT n’étaient, en effet, pas infondées.
Par exemple, le comité national de la CNT, lors d’une conférence des délégués, le 28 mars 1937, demanda la soumission de tous les organes de presse de la Confédération aux directives du comité national. La proposition ne fut adoptée qu’à une voix de majorité. La minorité décida de ne pas tenir compte du vote. Il est incontestable qu’une couche de dirigeants spécialisés s’était développée à la CNT, sans aucun contrôle de la base, et une hiérarchisation autoritaire de l’organisation, y compris à la FAI.
La direction du POUM dans cette affaire n’est elle-même pas exempte de critique
Andrés Nin tente de freiner l’ardeur des militants ; un curieux appel du comité exécutif du POUM propose à la fois de se débarrasser de l’ennemi et d’amorcer une retraite. Le 5 mai aura été le point culminant de la bataille. Le matin, le Gouvernement est démissionnaire ; le soir, il se reforme.
Berneri, une des figures de l’opposition révolutionnaire, est assassiné par les communistes, ainsi qu’un autre militant anarchiste italien, Barbieri. Le matin du 6 mai, on constate un certain flottement chez les combattants, déçus et désorientés par l’attitude de la direction régionale de la CNT.
Bientôt les barricades abandonnées sont réoccupées. La direction de la CNT renouvelle ses appels au calme. La lutte est terminée, mais personne ne retourne au travail ; les combattants restent sur place. Dans la nuit du 6 au 7 mai, les dirigeants de la CNT-FAI réitèrent leurs propositions : retrait des barricades, libération des prisonniers et des otages. Le matin du 7, le Gouvernement accepte les propositions de cessez-le-feu.
Membres de la CNT tués par les Gardes d’assaut
L’échec du mouvement insurrectionnel marquera le début d’une régression terrible des acquis des premiers mois de la révolution. L’emprise du stalinisme, s’appuyant sur les couches sociales les plus hostiles à la révolution dans le camp républicain, s’affirmera.
Les assassinats de militants révolutionnaires par les staliniens redoubleront. Dès l’été 1937, les troupes du communiste Lister entreront en Aragon pour tenter de liquider par la terreur les collectivités agricoles libertaires et les remettre aux anciens propriétaires.
L’adhésion des masses paysannes aux collectivisations était telle que la tentative de Lister se heurta à un échec cuisant. « Ni vous, ni nous n’avons lancé les masses de Barcelone dans ce mouvement. Il n’a été qu’une réponse spontanée à une provocation du stalinisme. C’est maintenant le moment décisif pour faire la révolution. Ou bien nous nous mettons à la tête du mouvement pour détruire l’ennemi intérieur ou bien le mouvement échoue et nous serons détruits. Il faut choisir entre la révolution ou la contre-révolution. » C’était l’alternative proposée par le POUM, dans la nuit du 3 mai, refusée par la direction de la CNT, et rapportée par Julian Gorkin [4].
Si c’était à refaire
Ce serait cependant une grave erreur d’aborder la question en termes de « trahison » de la direction de la CNT, par rapport à ses objectifs. Le bilan serein et non dogmatique de l’action de la Confédération et des positions de ses dirigeants pendant la guerre civile reste encore à faire chez les libertaires. Il faut garder à l’esprit que la Révolution espagnole n’était pas la Révolution russe.
On peut considérer cette dernière comme l’ultime révolution du xixe siècle, en termes de moyens techniques mis en œuvre. La Révolution espagnole a été la première du xxe siècle, avec l’utilisation des blindés, de l’aviation, de la radio, etc.
Elle a été le terrain d’entraînement de l’Allemagne hitlérienne pour la Seconde Guerre mondiale. En Russie, l’État était en déliquescence, toutes les forces sociales opposées à la révolution étaient en état de dissolution. La société russe tout entière était en état de dissolution, après plusieurs années d’une guerre terrible. C’est cette situation qui a permis à un petit groupe d’hommes – quelques milliers en 1917 – de prendre le pouvoir. L’extrême degré d’organisation et de discipline de ce petit groupe d’hommes ne peut à lui seul expliquer l’efficacité de son action, ce qui ne retire rien au génie stratégique de Lénine, en tout cas au début.
La société espagnole ne présentait pas ce caractère de déliquescence. Les forces sociales en présence étaient précisément caractérisées et ancrées dans leur mode de vie. La bourgeoisie espagnole, et en particulier la bourgeoisie catalane, était puissante, influente. Des classes intermédiaires nombreuses faisaient tampon et épousaient d’autant plus les idées de la classe dominante qu’elles craignaient la prolétarisation. Une telle situation n’existait pas en Russie.
La révolution prolétarienne en Espagne a dû faire face à des adversaires autrement plus redoutables que ceux auxquels les révolutionnaires russes se sont affrontés, car les puissances capitalistes occidentales, après la Première Guerre mondiale, étaient elles aussi épuisées par la guerre, et les corps expéditionnaires qu’elle envoyait étaient minés par les désertions.
Les libertaires espagnols ont dû affronter à la fois les fascistes, les staliniens et les républicains. Ça fait beaucoup. La Révolution russe a eu lieu à une période d’effondrement général, où les puissances, au plan international, susceptibles de la combattre étaient elles-mêmes épuisées par quatre années d’une guerre terrible.
La Révolution espagnole, au contraire, a eu lieu à une période de montée en puissance de forces réactionnaires d’une importance jamais vue – le nazisme en Allemagne, le fascisme mussolinien –, qui ont soutenu sans réserve de leurs armes le fascisme espagnol.
Parmi ces forces réactionnaires figurait le stalinisme, dont les marxistes révolutionnaires – qui accusaient la CNT de tous les maux – sont sinon directement, du moins intellectuellement responsables. Si les libertaires l’avaient décidé, ils auraient pu aisément liquider les communistes en mai 1937 ; et le comité régional, dans une certaine mesure, avait raison de dire qu’il n’avait pas besoin de dégarnir les divisions anarchistes du front [5].
Les miliciens de Barcelone et de la région, les ouvriers insurgés, les comités de défense des faubourgs auraient largement suffi à la tâche. Mais la situation se serait limitée à la Catalogne, car à Madrid la CNT ne dominait pas. La direction de la CNT ne voulait pas risquer de se retrouver seule face à une coalition fascisto-stalino-républicaine. Par ailleurs, spéculer sur un phénomène d’entraînement dans la classe ouvrière espagnole, qui, dans un grand élan d’enthousiasme, aurait soutenu les libertaires catalans, était un risque que la Confédération n’a pas voulu prendre.
L’Espagne aurait éclaté en plusieurs blocs antagonistes, devenant une proie facile pour les franquistes. C.M. Lorenzo a sans doute raison de dire qu’un « triomphe de l’anarchisme espagnol entraînant l’effondrement de la légalité républicaine aurait provoqué à coup sûr contre lui la formation d’une coalition internationale allant de l’Union soviétique (suppression de toute aide en armes et en munitions) aux États occidentaux démocratiques (reconnaissance immédiate du gouvernement fasciste, blocus économique [6] ». « Le mouvement ouvrier international, et en particulier le mouvement ouvrier français largement influencé par les staliniens, auraient-ils soutenu une révolution anarchiste en Espagne qui se serait opposée par les armes aux communistes espagnols ? Certes, les libertaires se sont de toute façon trouvés face à une coalition fascisto-stalino-républicaine… »
La question, dans ces conditions – qu’il est facile de poser soixante ans après –, est : est-ce qu’il ne valait pas mieux tenter le coup ?
Il est facile, lorsqu’on vit constamment « en plein délire d’identification avec la Révolution russe », comme dit Carlos Semprun-Maura, lorsqu’on traîne un schéma de révolution qui se limite à la prise du Palais d’Hiver, de reprocher aux libertaires espagnols de ne pas l’avoir fait. On peut, aujourd’hui, reprocher aux libertaires d’avoir fait une mauvaise analyse, à la fois de la nature du stalinisme et de celle du républicanisme bourgeois.
On est, aujourd’hui, confondu par leur naïveté : ils sont les seuls à avoir joué honnêtement le jeu de l’antifascisme. Ils étaient les seuls authentiques antifascistes. Ils étaient les seuls dont l’objectif prioritaire réel était la liquidation du fascisme en Espagne, sans pré-conditionner cet objectif à leur monopole du pouvoir.
Au nom de l’unité antifasciste, la CNT, majoritaire en Catalogne, a accepté dans tous les organes de décision une représentation infiniment moindre que celle correspondant à ses effectifs réels, en gage de sa bonne foi… Les libertaires ont fait, tragiquement et à leurs dépens, la preuve que l’antifascisme sans la révolution sociale n’a aucun sens. Ils ont démontré que la liquidation du fascisme ne peut pas se faire avec l’alliance avec un autre fascisme – le stalinisme –, ni avec la bourgeoisie républicaine.
C’est une leçon qui vaut encore aujourd’hui.
René Berthier
Texte repris du site http://increvablesanarchistes.org