Le 18 janvier 1951, à 18 h 54, un fourgon postal s’arrête pour prendre le sac de valeurs devant le bureau de poste de la rue Duguesclin, à l’angle de la rue de Sèze, dans le 6e arrondissement de Lyon. Le facteur-chauffeur et l’un des gardiens de la paix qui l’accompagne descendent du fourgon. À ce moment-là, deux individus armés de mitraillettes leur font face. Le deuxième gardien de la paix, resté dans le fourgon, tire sur les deux braqueurs. Un échange de tirs se poursuit. Une vingtaine de coups de feu résonnent en même temps que la sirène d’alarme du fourgon, activée par le gardien à l’intérieur de l’habitacle. Vu la réaction des gardes, les individus munis de mitraillettes prennent la fuite à bord d’une voiture qui les attendait rue de Sèze. Un autre individu, qui se trouvait sur le trottoir d’en face, les rejoint dans la voiture qui file par cette rue en direction du Rhône. Un dispositif de police se met rapidement en place afin d’arrêter les braqueurs. Il y a plusieurs blessés par balle parmi les clients de la Poste, les gardiens de la paix et le facteur-chauffeur. L’un des gardiens, Guy Arnaud – l’homme resté dans le fourgon –, décède quelques minutes après son arrivée à l’hôpital. L’autre, Louis Moran, décédera seize jours plus tard. Neuf autres personnes ont des blessures diverses.
Les jours suivants, l’information sur cette fusillade occupe un espace remarquable dans la presse locale. L’enquête ouverte par la Sûreté et la brigade de police judiciaire montre l’absence initiale de pistes. Les premières investigations se tournent vers le milieu lyonnais, mais elles ne débouchent sur aucun résultat. Comme la voiture des braqueurs – une Citroën 15 CV – n’avait pas été localisée, malgré les contrôles de police, une « opération garages » est lancée pour la retrouver. Il faudra attendre le 27 janvier pour que la voiture apparaisse dans le canal de Jonage, au niveau du pont de Croix-Luizet, à Villeurbanne. Cette découverte fait remonter l’investigation qui, rapidement, aboutit aux supposés coupables. Ainsi, il s’agirait d’un groupe de militants anarchistes espagnols, membres du Mouvement libertaire en exil.
Dans la soirée du 29 janvier, une première personne est arrêtée. Il s’agit de Juan Sánchez, « el Pelao ». Durant la nuit du 31 janvier au 1er février, Francisco Bailo Mata est arrêté, et, quelques heures plus tard, Juan Catalá Balaña et Antonio Guardia Socada. Il manque un cinquième membre de l’équipe de braqueurs : José Bailo Mata. Pour le retrouver, une chasse à l’homme est lancée par les forces policières. Finalement, le 5 février, son cadavre est découvert dans une cabane d’un terrain vague de la commune de Vénissieux, au sud-est de Lyon. La version de la police parle d’un suicide. José Bailo se serait tiré une balle dans la tête et aurait laissé un mot pour expliquer son action.
Juan Sánchez, « el Pelao »
Juan Sánchez, « el Pelao », était un anarchiste espagnol installé à Villeurbanne avec sa famille depuis les années 20. Il avait 37 ans au moment des faits. Né à Lorca (Murcie), il n’avait pas une activité professionnelle stable. Suite à sa participation à la guerre d’Espagne, il avait été enfermé dans les camps de concentration français et envoyé à celui de Djelfa (Algérie), d’où il s’était enfui et avait pu regagner Londres en 1943. Engagé dans l’armée, il était rentré plus tard en France. Les frères Francisco et José Baílo Mata étaient nés à Leciñena (Aragón). Ils étaient arrivés en France avant la fin de la guerre civile espagnole. Francisco avait été déporté à Mauthausen, où il devait rester un peu plus de quatre ans. Cela l’avait traumatisé et lui avait provoqué une angoisse chronique. José, très jeune à l’époque, avait travaillé dans une ferme et collaboré avec la Résistance en tant qu’agent de liaison. Ils avaient respectivement 33 et 27 ans au moment des faits. Juan Catalá Balaña avait une longue expérience de la lutte clandestine. Il avait ainsi collaboré au groupe Ponzán et avait des contacts importants avec les services d’intelligence britannique et français. Certains commentaires expliquent également que Juan Sánchez était contact avec les réseaux d’intelligence britanniques. Juan Catalá et Antonio Guardia Socada résidaient à Toulouse et ils avaient respectivement 37 et 34 ans.
Francisco Baílo Mata
Beaucoup d’autres militants anarchistes – espagnols et français – ont été arrêtés et interrogés par la police, suite à cette tentative de braquage. La mobilisation policière a été très forte, tant par la mise en place de barrages et de contrôles, pour fermer l’aire métropolitaine et empêcher la fuite des auteurs du hold-up, que par les perquisitions dans de nombreux appartements et locaux pour trouver des pistes. Les interrogatoires et leur intensité ont été également très importants. Les témoignages de certains détenus indiquent l’agressivité et la violence des responsables policiers. En plus des proches et plusieurs membres des familles de détenus, d’autres militants de prestige, dont José Peirats – à ce moment-là secrétaire général de la CNT –, Quico Sabaté ou Juan Peñalver, ont été également arrêtés et interrogés. Tous sont passés par les locaux de la police et ont subi de terribles tortures, d’après leurs témoignages.
Le mouvement libertaire espagnol était relativement important dans la région lyonnaise. La demande de main-d’œuvre durant la période de l’entre-deux-guerres avait attiré de nombreux Espagnols venus travailler dans l’industrie. Ils arrivaient, pour la plupart, des régions du sud-est de la péninsule ibérique. La présence d’anarchistes n’était pas négligeable au sein de la colonie espagnole, au point d’avoir créé assez rapidement un réseau associatif qui comptait, entre autres, une troupe de théâtre : Tierra y Libertad. Par exemple, à l’automne 1927, Ascaso et Durruti avaient été accueillis, durant leurs parcours clandestins, par des camarades anarchistes locaux. L’activité des militants libertaires s’est poursuivie au cours de la décennie suivante, et une partie d’entre eux est retournée en Espagne lutter contre le fascisme, au moment de la guerre civile. Un engagement que certains ont continué ensuite en France durant la Seconde Guerre mondiale, au sein des armées alliées ou dans les réseaux de la Résistance.
La fin de la guerre d’Espagne et l’exil de milliers d’espagnols antifascistes ont provoqué l’arrivée d’autres Espagnols dans la région lyonnaise et, par conséquent, le renforcement de la base militante anarchiste. Durant cette période, des familles d’Espagnols libertaires de Lyon et Villeurbanne auraient ainsi protégé des camarades clandestins, dont Francisco Ponzán, pendant l’hiver 1942. Après la guerre mondiale, la communauté d’Espagnols libertaires était très active. La ville de Villeurbanne concentrait la plupart de cette population ouvrière et militante, mais la présence des exilés anarchistes était aussi considérable à Lyon et dans les communes périphériques de Vénissieux, Oullins, Saint-Priest ou Givors. Dans les régions et départements voisins, la présence de libertaires espagnols était également importante. Saint-Étienne, Grenoble, Roanne ou Villefranche-sur-Saône accueillaient aussi des militants organisés au sein des organisations du mouvement libertaire espagnol : la CNT espagnole, la FAI et les Jeunesses libertaires.
Les années 40 et 50 ont été l’âge d’or des anarchistes espagnols dans la région lyonnaise. Les locaux du cours Zola à Villeurbanne – la Baraque – étaient le centre de l’activité du mouvement libertaire. Cette maison – d’un rez-de-chaussée, d’un étage et d’une arrière-cour – est devenue le principal lieu de rencontre et de sociabilité des exilés anarchistes espagnols. À cette époque, les activités étaient diverses : réunions, meetings, conférences, activités culturelles, excursions, etc. Pour les concerts, les représentations théâtrales ou les commémorations du 19 Juillet – date anniversaire de la Révolution espagnole –, des locaux plus spacieux étaient utilisés, tels ceux de la Maison du Peuple, de Monplaisir-la-Plaine, ou la salle Étienne Dolet, située derrière la gare de Perrache.
En pleine relance de ses activités, l’affaire de la rue Duguesclin a posé un problème important au mouvement libertaire espagnol : celui de la légalité. La possibilité d’interdire les organisations anarchistes en exil était bien réelle. Jusque-là, ces organisations avaient été tolérées par les différents gouvernements du pays, à condition de ne pas se mêler de la situation politique interne de la France. Mais les braquages à répétition et les morts provoquées par l’action de Lyon mettaient le mouvement libertaire dans une position difficile. Les autorités françaises ont essayé d’utiliser cette tentative de braquage pour prohiber les activités de la CNT et de l’ensemble du mouvement libertaire espagnol en exil. La police a, dans ce sens, recensé les braquages commis par des anarchistes espagnols sur tout le pays, afin de renforcer l’hypothèse du caractère criminel des organisations libertaires espagnoles en France.
Cela peut expliquer la réaction de la CNT et du MLE qui se sont rapidement désolidarisé des cinq camarades impliqués dans le braquage et ont marqué leurs distances vis-à-vis de cette action présentée comme une initiative d’individus en dehors de l’organisation. Il paraît évident qu’ils avaient peur des conséquences sur la CNT, la FAI et les Jeunesses libertaires. Par exemple, la thèse du suicide de José Bailo n’a pas été remise en question et a été acceptée et soutenue par les organisations libertaires espagnoles. En contrepartie, d’autres militants ou organisations, dont le journal communiste La Voix du Peuple, par exemple, ont signalé la possibilité que José Bailo ait « été suicidé ». De même, la famille Bailo, concernant son décès, a toujours douté ; un doute renforcé par le fait de n’avoir jamais pu récupérer le corps de José pour l’enterrer. En dehors des positions officielles du MLE, il faut rappeler qu’une partie du réseau de militants et de sympathisants anarchistes s’est activée pour aider et protéger les camarades persécutés. En revanche, tous étaient d’accord pour dénoncer la très forte répression ultérieure à la tentative de braquage. Les arrestations, les interrogatoires musclés et les pressions subies par les détenus ont marqué énormément l’esprit des militants.
La question de fond est celle de l’éternel débat au sein de l’anarchisme entre illégalisme et légalité. Un débat qui était d’actualité parmi les libertaires espagnols en exil, entre ceux qui soutenaient l’« expropriation » comme moyen de financement de l’organisation et de la lutte antifranquiste, et ceux qui refusaient ce type de pratiques qui pouvait provoquer l’interdiction des activités des organisations du MLE en France. Il est certain que les limites entre illégalisme et résistance antifranquiste étaient floues. Les militants qui se lançaient dans les « expropriations » justifiaient leurs actions par la nécessité de fournir des moyens financiers aux organisations anarchistes espagnoles en exil et de contribuer à la lutte contre la dictature en Espagne, ce qui impliquait des frais considérables. Même s’ils gardaient une partie de l’argent pour leurs frais personnels, la plupart des fonds semblaient partir, effectivement, dans les caisses de l’organisation pour la propagande, l’achat d’armes et d’autres frais courants. Cette pratique n’était pas partagée par une partie importante des militants, mais il faut tenir compte des conditions économiques difficiles du mouvement libertaire en exil et de la précarité dans laquelle vivait la grande majorité de ses adhérents et militants. Le choix n’était pas simple. Le contexte économique et social incertain de l’après-guerre, en France, n’aidait pas non plus à retrouver une certaine stabilité matérielle. D’un point de vue personnel, pour une partie des militants qui avaient participé à la guerre d’Espagne et à la guerre mondiale, revenir à une vie « normale » était très compliqué, voire impossible. Cela semble concerner plutôt des jeunes, ayant environ vingt ans au moment de la guerre d’Espagne, qui avaient vécu une dizaine d’années de leurs vies dans une situation limite, sans lois, sans règles, les armes à la main pour défendre leurs idées, leurs familles et leurs camarades de lutte. C’est dans cette dynamique turbulente que nous devons situer l’action des militants impliqués dans l’affaire de la rue Duguesclin.
Durant ces années, la contribution des anarchistes espagnols de la région lyonnaise à la lutte armée antifranquiste n’a pas été négligeable. Ainsi, nous pouvons citer le cas des jeunes « Lyonnais » Francisco Conesa, Antonio Miracle Guitart et Martín Ruiz Montoya, recrutés par Quico Sabaté, fin 1959, pour participer à une opération en Espagne (la dernière de Sabaté). Un autre jeune, Rogelio Madrigal Torres, intégrera également le groupe. Tous les cinq seront tués par la guardia civil espagnole. Dans les années 60, des « Lyonnais » ont aussi contribué à la lutte armée antifranquiste au sein du groupe Defensa Interior ; par exemple, Antonio Ros, un militant dont la famille résidait à Lyon, où lui-même avait passé une partie de sa vie et développé son activité militante.
Martínl Ruiz Montoya
Outre les familles Sánchez et Bailo Mata – dont trois membres étaient impliqués dans le braquage de 1951 –, il faut également citer, parmi les anarchistes espagnols de la métropole lyonnaise, les familles Padrós et Ruipérez, arrivées à la fin de la Grande Guerre. Citons d’autres militants, surtout à partir des années 40 : Juan de la Flor, très actif dans le groupe de théâtre Tierra y Libertad ; Vicente Galindo, Fontaura, une des plumes les plus habituelles de la presse libertaire en exil ; Cayetano Zaplana ; Eduardo Puncel ; José del Amo ; Juan Figueras et sa compagne Vida ; Enrique Soler ; José Ruiz ; Agustín Longas ; les frères Hiraldo ; les frères Bernabeu ; la famille Flores ; la famille Hernández ou la famille Izquierdo. Étant donné la mobilité intense de certains exilés, d’autres militants ont également vécu une partie de leur exil dans la capitale lyonnaise, à Villeurbanne ou dans les communes voisines ; c’est le cas, par exemple, de Bernardo Pou avant son départ pour Paris.
La répression ultérieure à la tentative de braquage de la rue Duguesclin a provoqué la paralysie des activités des anarchistes espagnols de la région. Les contraintes judiciaire et policière, ainsi que l’image négative des anarchistes espagnols créée par la presse locale ont, sans doute, conditionné le choix des libertaires à rester discrets et en retrait. Certains militants, interdits de résidence à Lyon, sont partis s’installer dans les villes proches : Villefranche-sur-Saône, par exemple. Les quatre militants directement impliqués dans le braquage ont été condamnés à mort et leurs peines commuées en prison ferme. Il faut attendre le milieu de la décennie pour constater une reprise de l’action associative des libertaires. Le niveau d’activité a continué à être important dans la région lyonnaise jusqu’à la décennie de 1960. C’est à partir de ce moment que nous constatons le début d’un déclin progressif. La baisse du nombre de militants, le manque de renouvellement générationnel, les crises et les divisions internes du MLE en exil, ou l’absence de changements politiques de fond en Espagne, entre autres, expliquent cette nouvelle situation. Les locaux « historiques » du cours Zola, à Villeurbanne, sont abandonnés. Désormais, les réunions auront lieu dans les salles du Palais du Travail de Villeurbanne. Le déclin est inexorable, mais il n’a rien d’exceptionnel. C’est la dynamique générale de l’exil espagnol. Les organisations du MLE continuent à être actives, mais des initiatives de convergence avec d’autres forces politiques de l’opposition espagnole apparaissent, comme la constitution d’un Ateneo Cervantes, par exemple. Nous retrouvons également des jeunes issus de familles d’exilés libertaires espagnols – « lyonnaises » ou d’ailleurs – dans les mobilisations de mai 68 et de la décennie suivante. Durant les dernières années de la dictature en Espagne, des meetings et des actions de solidarité avec les prisonniers politiques ont lieu. L’exil espagnol était encore visible dans la métropole lyonnaise, mais la fin du franquisme va terminer d’affaiblir l’activité des anarchistes espagnols de la région. Cela dit, il ne faut pas oublier que, dans les années 80, des « vieux » Espagnols se retrouvaient encore dans les locaux de la librairie associative La Gryffe, de façon informelle et en contact avec les militants et sympathisants anarchistes lyonnais. Aujourd’hui, la mémoire des anarchistes espagnols de la région lyonnaise est conservée, notamment, par quelques fils de militants ; et l’histoire de ces libertaires en exil – vieille d’un siècle – reste à écrire, à partir de ces récits et des documents divers dispersés dans plusieurs archives et bibliothèques.
Óscar Freán Hernández
Université Lumière Lyon 2