La révolution et les Amis de Durruti

mercredi 23 novembre 2022, par Pascual

Un livre récemment publié dans notre pays nous rapproche de l’itinéraire et du programme politique d’un groupement anarchiste radical. Les débats à son sujet, en pleine guerre civile espagnole, contiennent des questions qui suscitent encore aujourd’hui des controverses dans les milieux de gauche.

Miquel Amorós

Los amigos de Durruti en la revolución española
Buenos Aires. Libros de Anarres. Collection Utopie libertaire. 2021.
286 pages.

« Nous devons utiliser nos activités pour empêcher que la révolution ne soit perdue. Il vaut mieux mourir en révolutionnaire, et donc en homme, qu’en témoin lâche de notre défaite ».
Propos de J. Santana Calero, un dirigeant du groupe anarchiste qui donne son titre au livre.

Ce n’était pas un « détail »

Dans l’historiographie de la guerre d’Espagne, la plupart du temps seules quelques lignes sont consacrées à « Los amigos... ». Et seulement sur les événements de mai 1937 à Barcelone.
Ce sont précisément ces événements, les comportements adoptés et leur interprétation qui ont constitué un axe pour ce groupe libertaire. Des milliers de travailleurs de Barcelone, menés par les anarchistes les plus « extrêmes » et par le communisme de gauche, ont pris les armes face à une provocation délibérée.
Dans l’esprit des « durrutistes », le combat de rue avait été gagné, et la victoire trahie par les directions politiques et syndicales de l’anarchisme, qui ne voulaient pas de ce triomphe.
D’éminents anarchistes, tels Juan García Oliver et Federica Montseny, alors ministres du gouvernement de la République, furent qualifiés par eux de défaitistes et même de traîtres. Ils auraient été responsables du dévoiement final de la victoire face au soulèvement militaire dans les rues de Barcelone en juillet 1936.

Vu depuis le mois de mai de l’année suivante, et même après, le 19 juillet fut perçu comme une occasion révolutionnaire perdue. Dès lors, dans la perception des courants les plus radicaux, tout allait dans le sens de l’intronisation d’un pouvoir contre-révolutionnaire et de la suppression progressive des acquis de la révolution.
La régression ne s’arrêta qu’avec l’inexorable victoire des troupes de Francisco Franco au début du mois d’avril 1939.
Les actions du groupe ne s’arrêtent pas là, mais se poursuivent tout au long de la guerre, à la recherche d’un nouveau tournant révolutionnaire qui ne viendra jamais.
L’organisation était minoritaire mais pas sans importance. Son influence s’étendait aux sections des Jeunesses Libertaires et à certains syndicats. Ils jouissaient également d’un certain prestige car ils étaient placés sous le patronage de Buenaventura Durruti, leader libertaire tombé lors de la défense de Madrid, dont la renommée en tant que héros était unanime.
En consacrant l’intégralité de l’ouvrage aux « Amis... », Amorós nous montre dans les moindres détails le développement de l’action et, surtout, de la pensée de cette organisation au cours des deux années de son engagement, jusqu’à la chute de la République.

Une histoire engagée

Miquel Amorós a une grande expérience de l’historiographie de l’anarchisme espagnol, à laquelle il a déjà consacré plusieurs ouvrages.
Tout au long de son oeuvre, l’historien s’appuie davantage sur la reproduction de manifestes, d’articles de journaux et d’autres documents que sur de longues élaborations de sa propre initiative sur les événements et les débats qui ont suivi.
Ses commentaires servent à contextualiser les documents ou fragments qu’il reproduit, en les reliant à la série d’événements et aux positions des autres forces politiques.
L’auteur ne cherche pas à faire preuve de distance et encore moins de « neutralité ». Sa position est claire : du côté de l’intransigeance révolutionnaire. En outre, dans un passage, il déclare : « Le tournant de l’anarchisme espagnol en faveur de l’État, du patriotisme et du militarisme a été le fait politique le plus important de la guerre civile ».

Cette déclaration peut sembler exagérée, mais elle s’articule bien avec l’opinion d’Amorós selon laquelle la défaite n’était pas prédéterminée. Au contraire, c’est la direction anarchiste qui aurait gâché la possibilité certaine de faire la guerre et la révolution en même temps, et de là, de vaincre les rebelles et la vaste coalition locale et internationale qui les soutenait.
Les « Amis de Durruti » étaient favorables à la prise en charge de larges compétences par les syndicats et les municipalités. Et ils rejetaient la voie défaitiste prise par la république, qu’ils considéraient comme favorable à la petite bourgeoisie et manipulée par les communistes, dont ils étaient de farouches détracteurs.
Ils étaient également opposés à la militarisation, et à la participation des membres de la CNT et de la FAI aux organes gouvernementaux. Ils s’opposèrent farouchement à l’option « collaboratrice » prise par les directions anarcho-syndicalistes, tant au niveau national qu’au niveau de la régionale catalane.
Ces dernières réagirent à leur tour en les désavouant puis en les expulsant. Et le gouvernement les censura et les persécuta, presque au même moment où se déclenchait la répression brutale contre le Partido Obrero de Unificación Marxista (POUM).
Au-delà de ce que l’on peut approuver ou non, ce récit peut constituer une contribution captivante aux débats entre ceux qui considéraient la guerre comme indissociable de la révolution et ceux qui reportaient cette dernière à un avenir incertain. Dans le cas de « Los amigos... », cela était lié à la condamnation de l’autoritarisme et de la bureaucratisation.

L’organe de presse du groupe

A l’époque, il encourageait le débat entre ceux qui tenaient la socialisation complète des moyens de production comme le seul contenu possible de la révolution et d’autres courants qui privilégiaient des étapes intermédiaires, avec la survie, provisoire ou définitive, de la propriété privée et des relations marchandes. Ce qui conduisait à poser le prolétariat comme seul sujet révolutionnaire dans le premier cas, et à une large alliance de classes dans la seconde option.

Penser la révolution

La lecture de cet ouvrage peut conduire à des réflexions qui vont bien au-delà de la révolution espagnole et engendrent des polémiques jusqu’à aujourd’hui.
Nous y trouvons des questionnements sur la participation de révolutionnaires à un gouvernement qui ne l’est pas, avec les possibilités de bureaucratisation et de cooptation que cela implique. Et aussi des investigations minutieuses sur la préservation de l’autonomie des organisations de base face aux pressions centralisatrices et en faveur d’une direction unifiée.
De telles élaborations conduisent à s’interroger sur le rôle de la machine étatique et sur la possibilité de construire un pouvoir politique dirigé par les dépossédés afin de mettre un terme définitif à l’exploitation.
Le problème de la projection politique des syndicats se pose également. La « forme parti » et ses possibilités de remplacement par d’autres organisations à structure plus horizontale et un plus grand contrôle de la direction par la base sont remises en question.

La liberté des organisations locales ou de base de critiquer, et les tendances du sommet de l’organisation à la restreindre occupent également une place importante.
Et les réflexions sur la nécessité de posséder des armes et sur l’exercice de la violence physique pour mener à bien un processus révolutionnaire ne manquent pas.
L’un des aspects présents tout au long de l’ouvrage est la tendance à remplacer l’évaluation correcte du rapport de force par une approche figée, qui les voit toujours comme défavorables et, de surcroît, inamovibles.
Plus de trois quarts de siècle après les événements relatés, et malgré les grands changements intervenus depuis, les dilemmes qui traversent cette œuvre et ont donné vie à la révolution espagnole sont toujours d’actualité. Le débat d’alors, comme celui d’aujourd’hui, portait sur la manière de mettre fin au capitalisme et sur le système social à mettre en place pour le remplacer. Et aussi sur la nécessité ou pas de considérer l’auto-organisation et l’autogouvernement des masses comme un élément irremplaçable du véritable changement révolutionnaire.

Daniel Campione

Traduction en français par les giménologues
http://gimenologues.orghttp://gimenologues.org

Original en espagnol :
https://tramas.ar/2022/02/16/los-amigos-de-durruti/?fbclid=IwAR2MQJ6Jvuuev7TNO0rxi_P2w8M6CxdMGZfBNysfD5pAWVYm0zlcGEmuCNs