Entretien avec la compagne de Durruti

lundi 11 mars 2024, par Pascual

Émilienne Morin. L’amour et la lutte d’une anarchiste Entretien avec la compagne de Buenaventura Durruti

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Entretien réalisé le 12 février 1977 par Pedro Costa et Luis Artime pour la revue espagnole Interviú.

Nous avons voyagé jusqu’à la partie la plus occidentale de la France, son Finistère, pour s’entretenir avec une vieille dame extrêmement intelligente et vive. Nous avions deux motifs pour cela : elle fut la compagne de Buenaventura Durruti et elle n’avait jamais été interviewé par la presse espagnole. Nous avons parlé de tout longuement, jusqu’à l’obscur et énigmatique mort du leonés, l’habitant de la région du Léon : « Nous n’avons pas cru qu’il est mort accidentellement », ont déclaré la compagne et la fille de Durruti.

– Vous êtes venue de Madrid uniquement pour cela ? Maintenant, Durruti est un héros national, n’est-ce pas, ils l’ont transformé en une figure légendaire. Ah, je n’aime pas tout cela, je le rejette. Ma fille Colette était en Espagne en 1948, en pleine répression, et des policiers lui ont dit : « Ton père était un homme vrai ». Bien sûr, ils parlaient ainsi parce qu’il était mort, s’il avait été vivant, ils l’auraient traité différemment.

Émilienne Morin, Colette Durruti et Buenaventura Durruti

Émilienne Morin, soixante-seize ans, ne dit guère plus que les mots charlar (discuter) ou mujeres libres (femmes libres) en castillan, mais elle le comprend parfaitement. Nous avons parlé dans sa maison, nous nous sommes promenés dans les rues médiévales de Quimper, nous sommes entrés dans une crêperie où elle reçut de tous, le traitement qui sied à une vieille dame, même si elle provoque un certain étonnement face une lucidité et un sens de l’humour étranges pour son âge. Quarante et un ans après, elle se souvient que Durruti avait prononcé le mot “Mimi” avant de mourir (« C’est ce que le docteur Santamaría [1] m’a dit un jour ; bien sûr, je ne sais pas s’il faut le croire »). Dans les rues d’une ville conservatrice aux airs de Gallice, les murs sont couverts de graffitis appelant à une Bretagne « autonome et libertaire ». Émilienne parle de ces années passées avec Durruti, lorsqu’à la maison elle l’appelait Pepe et lui l’appelait Mimi.

– Je l’ai rencontré à la librairie internationale de Paris. Un jour, je suis allée, comme j’en avais l’habitude, acheter des livres et voir Berthe, la responsable, celle qui deviendra plus tard la compagne d’Ascaso [2]. C’était en 1927. Je regardais les rayons et ils sont entrés tous les deux : Durruti et Ascaso. Il m’a regardé, je l’ai regardé... « et voilà ».

Elle était née vingt-six ans plus tôt à Angers, dans l’Ouest de la France, bien qu’elle ait passé toute sa vie à Paris, où elle était devenue secrétaire. Éduquée avec les idées de son père (« un anarchiste romantique de l’ancien temps »), elle fréquenta les milieux syndicalistes libertaires et s’investit particulièrement dans deux comités : le comité Sacco-Vanzetti et celui organisé à Paris pour faire sortir Durruti et Ascaso de prison [3]. « J’étais loin d’imaginer alors, lorsque nous aidions son avocat, Henri Torrès, que nos vies se croiseraient. J’avais été mariée, mais très peu de temps ».

De gauche à droite : Berthe Faber, Francisco Ascaso, Émilienne Morin et Buenaventura Durruti. Paris, été 1927

Durruti était déjà bien connu, non seulement dans les milieux anarcho-syndicalistes et la presse bourgeoise parlait beaucoup de lui. Il s’était réfugié en France en 1917, après une grève révolutionnaire, et avait travaillé à Paris comme mécanicien. En 1919, il s’est évadé d’une prison espagnole où il purgeait une peine pour désertion. Ses groupes Los Justicieros et Los Solidarios, dont l’un des principaux objectifs était de renverser le roi Alphonse XIII, étaient déjà bien connus. En 1922, le cardinal-archevêque de Saragosse, Juan Soldevilla, avait été assassiné et 675 000 pesetas avaient été dérobées à la Banque d’Espagne de Gijón. Il avait déjà vécu durant une période en Amérique latine, Ascaso et lui venaient de sortir de prison en France, après leur arrestation pour avoir comploté pour l’assassinat d’Alfonso XIII et le dictateur Primo de Rivera [4], lorsque ce jour de 1927 il rencontra Émilienne dans la librairie qui avait été fondée quelques années plus tôt avec l’argent que Durruti et Ascaso avaient offert aux anarchistes français grâce à leurs attaques de banque.

– Je l’ai revu un soir chez Berthe, qui m’avait invité à dîner, et c’est là que nous avons parlé pour la première fois. Nous nous sommes revus à partir de ce moment-là, jusqu’à ce qu’il soit expulsé à Lyon. Il est ensuite parti en Allemagne, d’où il m’a beaucoup écrit. Ensuite, Ascaso et lui sont allés à Bruxelles, où ils ont été autorisés à se rencontrer à condition d’utiliser de faux noms... N’est-ce pas grotesque ? La légalité utilisant l’illégalité ... Puis il m’a demandé de venir vivre avec lui, ce que j’attendais depuis longtemps.

Émilienne n’a pas hésité, mais il y avait des problèmes financiers à la maison. Lorsque le prêt de ses parents sur la maison qu’ils habitaient a été remboursée, elle a fait ses valises et, sous une fausse identité, elle est partie pour Bruxelles.

– Une amie m’a prêté ses papiers, je suis entrée en Belgique avec sa photo. Durruti avait compris ce que je lui avais dit, je ne pouvais pas partir avec lui tant que mes parents n’avaient pas mis fin à leurs difficultés.

Durruti, à la maison

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La période bruxelloise fut facile pour le couple. Durruti ne pouvait exercer aucune activité syndicale, ni idéologique ni politique, et, hormis son travail de mécanicien, toute son action se limitait à de longues discussions avec les compagnons du Centre espagnol.

– Nous l’appelions « la maison des huit heures ». Notre vie était celle d’un couple normal. Je lui faisais lire des classiques en français et, bien qu’il soit un peu pudique sur son passé et ce qu’il avait fait, il partageait totalement avec moi ses rêves et ses illusions. Il avait un humour très acide, il riait intérieurement : il disait de moi, en me présentant à un compagnon : « C’est une syndicaliste... Tout simplement ». Et le compagnon savait que je ne l’étais pas, mais il aimait bien taquiner tout le monde, sans ennuyer, bien sûr.

Émilienne est toujours féministe aujourd’hui. Elle s’indigne lorsqu’elle voit un “spot” télévisé recommandant aux femmes au foyer, qui travaillent aussi à l’extérieur, un analgésique pour soulager leurs soucis et leur fatigue. « Cette publicité est abominable », dit-elle. Chez Durruti, il y avait aussi des problèmes.

– En ce sens, il avait la mentalité de l’époque. Tous les anarchistes espagnols ne faisaient que parler d’amour libre et d’anarchisme et étaient incapables de cuisiner ou de laver leurs enfants. Dans sa maison, il y avait sept frères et sa sœur Rosa. Jusqu’à ce qu’elle se marie, et elle était déjà très âgée, elle se consacra entièrement à sa famille. Elle s’occupait de la maison, des vêtements et de la cuisine... Elle ne s’asseyait même pas à table pour manger. Et sa mère, la abuelita, trouvait que ce n’était pas suffisant. Durruti savait que j’avais raison et c’est pourquoi il ne pouvait pas être en désaccord avec moi. De temps en temps, il donnait le bain à notre fille ou m’aidait à éplucher les pommes de terre, mais très rarement. Je me souviens d’un dimanche à Bruxelles : il avait passé toute la matinée à discuter avec ses compagnons et il est venu déjeuner. « Je n’ai rien préparé », lui ai-je dit, « j’ai le droit de profiter du dimanche aussi, tu ne crois pas ? Nous mangerons au restaurant ». Il n’a pas aimé mon attitude du moment, mais il n’a pas pu dire non. Ça aurait été un peu violent pour un anarchiste, non ?

Ils passèrent les trois ans et demi à Bruxelles en ne prêtant attention qu’à ce qui se passait en Espagne. Durruti avait déjà fait ses valises le 14 avril 1931, lorsqu’il entendit à la radio le triomphe des Républicains aux élections. Il ne réfléchit pas une minute et partit pour Barcelone où, à son arrivée, il brûla tous ses faux papiers.

– J’ai dû attendre la fin du mois pour donner mon préavis au travail, faire nos bagages et les envoyer à Barcelone ; je me souviens qu’une boîte contenant tous mes livres a été perdue lors du transfert. Puis, après la première séparation, j’ai compris que quelque chose était fini : ces belles années qui, d’un point de vue égoïste, ont été les meilleures de ma vie. Nous nous sommes bien entendu, évidemment, et nous nous aimions toujours, mais sa vie militante nous sépara complètement. Je le savais en le rejoignant et il le savait aussi, c’est pourquoi nous avons décidé de ne pas avoir d’enfants ; cependant, Colette est née, à Barcelone, le 4 décembre 1931, à Barcelone.

Émilienne, arriva enceinte à Barcelone le 31 mai, et à partir de ce moment-là, la vie fut un tourbillon pour elle. « Durruti passait plus de temps en détention qu’à la maison, et quand il était libre, il y avait des réunions, des interviews, des rassemblements, des voyages... ». Colette est née et les problèmes se sont multipliés.

– Ce fut la période la plus misérable de ma vie. Après la proclamation du communisme libertaire à Figols, en janvier 1932, il a été emprisonné à Fuerteventura, aux Canaries, et j’ai eu un problème pour trouver du travail en tant que secrétaire, car je ne parlais pas le castillan. Bien sûr, quand il était à la maison, la situation économique n’était pas meilleure, non plus ; il était en quelque sorte au-dessus de tous ces problèmes. La solidarité des compagnons, le peu d’aide que mes parents ont pu m’envoyer et quelques travaux que j’ai trouvés nous ont permis de survivre.

Elle a d’abord travaillé dans la maison Cinzano à laver des bouteilles, puis elle a fait le ménage dans quelques maisons et enfin, elle a travaillé comme guichetière dans un cinéma. N’était-ce pas le Goya ? « Oui, c’était le Goya ». Nous avons reconstitué des souvenirs, des lieux, des dates. Le problème se posa avec les maisons qu’elle a habitées. « Dans les quartiers de Horta, Sants, El Clot, une chambre dans la maison de García Vivancos [5], une petite maison avec les Ascaso... » La dernière, elle s’en souvient bien.

– C’était dans la rue Espronceda. Quand je pense à cette époque, je ne vois que de la violence. Les compagnons étaient très enthousiastes, ils avaient une grande confiance en le peuple, mais je ne voyais pas les choses comme ça ; à mon travail, quand je parlais à ceux qui m’entouraient, ce que j’entendais ne confirmait pas ces illusions.

Durruti savait que le coup d’État militaire allait avoir lieu. Il était confiant, je ne l’étais pas. Il me semblait que les forces réactionnaires, avec l’Église à leur tête, étaient encore trop fortes et je voyais comme impossible, cette formidable transformation sous une République à peine consolidée par les expériences communistes libertaires. Mais il semblait sûr de la victoire et j’avais l’intention d’être à ses côtés jusqu’au bout, car c’est ce que nous avions décidé lorsque nous nous sommes réunis. Mon père est mort le vingt novembre 1935 – une date magique, n’est-ce pas, le vingt novembre – et ma mère est venue à Barcelone.

En mai, Durrutí lui dit d’aller à Paris avec leur petite fille, parce que la situation était explosive. Et c’est ce qui s’est passé en juillet. Émilienne se souvient parfaitement de la mort d’Ascaso, le 19 juillet. « J’étais sur les Ramblas, dans les locaux d’un syndicat qui pourrait être celui des travailleurs du bois. Il faisait très chaud et je distribuais des mouchoirs et des chiffons à mes compagnons, qui étaient trempés de sueur. Ricardo Sanz est apparu avec un cadavre dans les bras. Ascaso s’était jeté seul, avant tout le monde, à l’assaut de la caserne Atarazanas, comme dans un acte d’exaltation révolutionnaire. Il a toujours été comme ça : exalté, nerveux, avec une conception romantique de tout. Durruti, bien qu’il ait ressenti la mort d’Ascaso comme celle d’un frère, n’a pas pu s’attarder sur ses sentiments et a commencé à préparer la marche de la colonne vers le front d’Aragon ».

La colonne Durruti-Pérez Farras est partie du Paseo de Gracia, la grande avenue de Barcelone, presque à l’aventure, sans nourriture et avec peu d’armes. Un appel a été lancé à la radio et la solidarité a été extraordinaire.

– Ils ont apporté de la nourriture de partout, même des gens qui devraient déjà être assis à table, parce que c’était l’heure de déjeuner. Ils ont apporté des paellas, des casseroles pleines de ragoûts, des soupes. Je suis montée dans un camion plein de vivre sans rien lui dire et je me suis cachée parce que je ne savais pas s’il allait être d’accord ou non. À l’un des arrêts, toujours en terre catalane, il s’est approché de mon camion, il m’a jeté un regard comme pour me dire : « Tu es dans le coin ? », et il est parti sans rien dire.

Buenaventura Durruti

Le dernier « adieu »

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Émilienne se souvient de Bujaraloz et Las Ventas en Aragon... « Partout, nous avons été accueillis comme des vainqueurs, mais j’ai regardé les murs des maisons et j’ai découvert les marques des cadres qui venaient d’être enlevés, des images de saints et du Christ, probablement ». Elle n’a pratiquement pas eu de contacts avec Durruti, car ils ne voulaient pas bénéficier de quelque chose qui n’était pas accessible pour les autres.

– Il y a un chapitre sur la colonne que je voudrais clarifier : il est totalement faux que Durruti ait fait tirer sur des prostituées. En effet, certaines prostituées sont arrivées par leurs propres moyens et ont été obligées de retourner à Barcelone par crainte de la contagion de maladies vénériennes, c’est tout. Cette imbécilité du peloton d’exécution a été inventée par un écrivain communiste.

En une occasion, Émilienne et Durruti se sont rendus ensemble à Madrid dans l’avion de Malraux. « Il allait demander des armes à Largo Caballero et il était furieux. Tu vois ? – je lui ai dit : “voilà à quoi conduit votre conception de l’apolitisme : le pouvoir aux mains des socialistes, et vous, qui êtes la force, sans armes” ».

En novembre, la colonne Durruti partit pour Madrid. C’est là où nos adieux eurent lieu. Je l’ai accompagné à l’aérodrome et nous nous sommes dits au revoir ; je me souviens qu’il m’a dit : « À bientôt », mais je ne l’ai jamais revu. Cent fois, j’ai pensé qu’il pouvait mourir durant les grèves, durant les arrestations, quand il a été déporté.... Mille fois, il aurait pu mourir et je me suis tellement habituée au danger que je n’y ai même plus pensé. Lorsque son heure est arrivée, cela a été très dur et cela ne m’a pas aidé d’y avoir pensé avant, cela a été terriblement dur ».

La mort de Durruti

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Comment Durruti est-il mort ?

– Un accident. Le fusil qu’il portait a fait feu.

L’avez-vous déjà vu avec un fusil ?

– Jamais. Mais comme il était au front...

– Croyez-vous vraiment qu’il soit mort dans un accident ?

– Non. Je ne l’ai jamais cru, mais je n’ai jamais eu d’autre version que celle-là, la version officielle de la CNT.
Le 19 novembre 1936, dans la Cité universitaire de Madrid, en dehors de la zone de tir, alors qu’il montait dans une voiture dans laquelle se trouvaient également Julio Graves, le chauffeur, et le sergent Manzana, un militaire de carrière et lieutenant de Durruti dans la colonne, ce dernier a été touché par un coup de feu. L’incident n’a jamais été entièrement élucidé.

– On a parlé d’une balle ennemie qui aurait ricoché...

– Impossible. Le coup de feu a dû être tiré à une distance d’une vingtaine de centimètres. Sur sa veste, que le Dr Santamaría m’a donnée et que j’ai conservée jusqu’à l’occupation allemande, on voyait clairement le halo de l’éclair, les traces de la poudre.
D’où venait la balle qui a blessé mortellement Durrutí ? Un fusil qu’il n’a jamais porté n’a pas pu tirer sur lui, le tir à distance et la balle par ricochet sont exclus. Il y avait une autre arme, celle que portait le sergent Manzana.

– Antonio Bonilla, membre de la colonne, qui était dans la voiture qui se trouvait devant celle de Durruti, a déclaré lors d’un entretien que j’ai eu avec lui en juillet dernier : « Il ne fait aucun doute que la balle qui a tué Durruti provenait du naranjero, du fusil que portait Manzana. Elle a pu être accidentelle ou intentionnelle. Aujourd’hui, au vu de ce qui s’est passé par la suite, je choisis de croire que le tir était intentionnel ».

– Je l’ai lu dans le journal Posible (Possible). Mais les preuves manquent.

– Ne pensez-vous pas que cette version est plus logique que la version officielle ?

– Pourquoi Bonilla a-t-il mis tant d’années à le déclarer ? Pourquoi ne l’a-t-il pas signalé tout de suite ? Le sergent Manzana a continué à bénéficier de la confiance de la CNT, d’après ce que l’on m’a dit. Comment comprendre cela ?

– Vous n’avez jamais pensé que Durrutí aurait pu être tué ?

– Oui, de nombreuses fois, mais cela me paraissait trop grave... J’ai toujours eu des doutes. Au petit matin du 20 novembre, je me trouvais avec Juanel [6] dans le bâtiment de la capitainerie générale à Barcelone, près du port. Abad de Santillán Diego Abad de Santillán, pseudonyme de Sinesio Baudilio García Fernández est né le 20 mai 1897 à Reyero (León) et est mort le 18 octobre 1983 à Barcelone. C’était un militant anarchiste, un écrivain et un économiste, une figure majeure du syndicalisme libertaire en Espagne et en Argentine. m’a appelé pour me dire que Durruti était gravement blessé, mais je savais qu’il était mort, j’en avais l’intuition. Je ne peux rien réfuter, je n’étais pas là et je sais seulement ce qu’on m’a expliqué.

– Mais vous avez dû vous poser des questions au fil des ans ?

– Beaucoup. Mais qui accuser ? Il y a de la place pour toutes les suppositions. La question que je me suis toujours posée est la suivante : pourquoi la CNT n’a-t-elle pas mené une enquête plus approfondie et n’a-t-elle pas fait la lumière sur cette affaire ?

– Avez-vous jamais posé cette question à quelqu’un ?

Enterrement de Buenaventura Durruti. Émilienne Morin est la troisième sur la gauche. Barcelone, 22 novembre 1936

– Oui, et personne n’a pu me répondre. Il est peut-être trop tard, maintenant, il aurait fallu le faire dès le début.
Les funérailles furent un spectacle impressionnant, toute la ville de Barcelone est descendue dans la rue. « J’étais devant le cortège et je n’ai pas osé me retourner une seconde. C’était fantastique. Quand ma fille a été plus grande, je lui en ai parlé et elle n’en revenait pas. Elle a eu la chance de le voir dans Mourir à Madrid de Frédéric Rossif, mais ils avaient combiné l’enterrement avec un discours de La Pasionaria
 [7]... ».

Une information surprenante : le cadavre de Durruti ne se trouve pas dans le tombeau du cimetière de Montjuich si souvent photographié.

– C’est du moins ce que l’on m’a dit. Des compagnons ont déplacé le corps lorsque les troupes franquistes sont entrées dans Barcelone.

Ce qui s’est passé est déjà passé.

Le séjour de deux jours à Quimper, au cours duquel l’entretien s’est déroulé en plusieurs sessions, s’est achevé par une visite en compagnie d’Émilienne à la maison voisine de Colette, la fille de Durruti, mariée et mère de deux enfants. Nouveaux souvenirs.

– Le jour où papa est mort, j’étais à Paris et à ma mère à Barcelone. J’avais cinq ans. Je m’en souviens très bien : je jouais dans le jardin et un compagnon français a franchi le portail et a dit à ma grand-mère de rentrer dans la maison. Pourquoi, me suis-je dit. Je les ai poursuivis et je les ai entendus parler derrière une porte : « Durruti est mort ». Grand-mère m’a pris dans ses bras, en pleurant, et m’a couvert de baisers. Pourquoi, pourquoi tout cela, me suis-je dit. Plus tard, peut-être par intuition sentimentale, j’ai douté de la version de sa mort, je n’ai jamais cru qu’il était mort d’un accident.

Plus tard, Colette est allée à l’école et est entrée en contact avec un professeur de gauche. « Colette Durruti, vous êtes de sa famille ? Oui, répondis-je, sa fille. Et cela m’a semblé très important ». Avant de se marier, elle s’est rendue une fois en Espagne, en 1948, à l’âge de dix-sept ans.

Colette Durruti

– Je garde un très mauvais souvenir de ce voyage. Quand j’ai changé de train à la frontière, j’ai trouvé deux policiers qui m’attendaient à ma place et qui m’ont posé beaucoup de questions. À Madrid, j’ai dû me présenter trois fois à la direction générale de la sécurité. Ils me suivaient, c’était une provocation constante.

Émilienne est très nerveuse, mais chez sa fille, elle fume beaucoup moins que quand elle est seule. « Une autre cigarette, maman ? » Elle est allée en Espagne, à León, en 1961 et n’y est jamais retourné. Il n’y a pas eu d’autre homme dans sa vie après Durruti. « J’ai eu quelques prétendants, mais la succession n’a pas été facile et avec sa disparition, quelque chose dans ma vie s’est brisé ». Après la mort de Durruti, elle est retournée à Paris en janvier 1937, elle a travaillé à nouveau comme secrétaire et a dû faire face à de nombreux problèmes liés à l’occupation allemande. Elle a pris sa retraite et elle est venue s’installer à Quimper il y a environ onze ans. Elle passe beaucoup de temps, seule chez elle (il est évident que notre visite ne lui a pas déplu) et elle se console en regardant « la médiocrité à la télévision » jusqu’à ce qu’elle s’endorme. Aujourd’hui, elle a du mal à lire et affirme que le meilleur livre jamais écrit sur Durruti est celui de Joan Llarch [8].

Émilienne Morin et sa fille Colette Durruti

– Heureusement, ma fille m’aide à payer cet appartement. J’ai des souvenirs horribles de ces années, mais aussi des souvenirs merveilleux. Ce fut une expérience déterminante pour ce siècle et, malgré sa dureté, cela valait la peine de la vivre. J’ai parfois rendu visite à un compagnon espagnol exilé, mais je n’ai pas fréquenté son entourage très souvent. Je pense que le passé est le passé et qu’on ne fait pas deux fois la même révolution.

Pedro Costa et Luis Artime pour la revue espagnole Interviú

Traduction et notes de Daniel Pinós, entretien publié en français dans les numéros du Monde libertaire de février et mars 2024

Le fichier pdf de l’article sur le Monde libertaire :


Pour en savoir plus sur les conditions de la mort de Durruti, je signale que le site de recherche les Giménologues a publié plusieurs textes en ligne sur le sujet. Le premier contient la version originale de l’article et les conditions de la réalisation de l’interview. Le second ouvre la voie vers de nouvelles investigations sur la mort de Durruti et les circonstances de son voyage à Madrid.

http://gimenologues.org/spip.php?article612

http://gimenologues.org/spip.php?article861


[1Le 20 novembre 1936, le docteur Santamaria prit en charge Durruti à l’hôtel Ritz de Madrid transformé en hôpital des milices de la CNT. C’est lui qui fit le constat de décès du militant confédéral.

[2Boulanger et serveur, Francisco Ascaso milita à la CNT (Confédération nationale du travail) et fit partie avec Durruti des groupes d’action directe Los Justicieros et Los Solidarios, organisateurs d’actions notamment contre les Pistoleros, les tueurs du patronat espagnol.

[3Un Comité du droit d’asile fut créé en 1926 et saisit la Ligue des droits de l’homme afin de défendre trois militants de la Confédération nationale du travail espagnole, Buenaventura Durruti, Gregorio Jover et Francisco Ascaso. Ils étaient recherchés en Argentine et en Espagne et étaient accusés d’avoir préparé un attentat contre le roi d’Espagne Alphonse XIII quand on annonça sa visite en France. Ils furent arrêtés pour port d’armes prohibées. Grâce aux mobilisations populaires, l’extradition des trois hommes n’eut pas lieu.

[4Miguel Primo de Rivera était un général et homme d’État espagnol. Il dirigea l’Espagne du 13 septembre 1923, suite à un coup d’État, jusqu’au 28 janvier 1930, date de sa démission. Il était le père de José Antonio Primo de Rivera, fondateur de la Phalange espagnole.

[5Miguel García Vivancos, est mort le 23 janvier 1972 à Cordoue en Andalousie. C’était un activiste anarcho-syndicaliste de la Confédération nationale du travail. Dès sa création en 1922, il intégra le groupe d’action Los Solidarios. Pendant la guerre d’Espagne, il combattit d’abord dans les milices confédérales puis dans l’armée républicaine où il fut nommé lieutenant-colonel en 1938.

[6Juan Manuel Molina Mateo, né le 4 août 1901 à Jumilla, près de Murcie, en Espagne, et mort le 20 septembre 1984 à Barcelone, il était un militant de la Confédération nationale du travail et membre fondateur de la Fédération anarchiste ibérique.

[7Dolores Ibárruri Gómez, aussi surnommée La Pasionaria, était une femme politique basque espagnole. Elle a été secrétaire générale du Parti communiste espagnol (PCE) entre 1942 et 1960. L’historien Sygmunt Stein, dans son livre Ma guerre d’Espagne. Brigades internationales : la fin d’un mythe décrit la Pasionaria comme une créature au service de la propagande communiste, « la figure emblématique de la femme et mère espagnole, héroïne courageuse et combattante idéale » dont les communistes avaient besoin pour mobiliser les masses et s’emparer du pouvoir.

[8Joan Llarch Roig (Barcelone, 1920-1987) était un écrivain catalan qui a écrit dans différents genres. Il a écrit des essais historiques sur la guerre civile espagnole, qu’il a vécue de près, des biographies, des romans et des articles journalistiques. Il était l’auteur du livre La muerte de Durruti (La mort de Durruti).