Anarcho-syndicalisme et transition en Espagne

lundi 1er août 2022, par Pascual

L’anarchosyndicalisme et la transition en Espagne 1973-1980 (et jusqu’en 2018)

María Reyes Gil Casado a présenté en 2015 sa thèse sur « La Confédération nationale du travail dans l’État espagnol : réorganisation et crise, 1973-1980 ». En 2018, elle a publié une version réduite en castillan, Madrid, FSS (Fundación Salvador Seguí). C’est cette édition, courte et très claire, que les éditions Le Coquelicot nous présentent.

L’auteure a réussi à donner les éléments essentiels pour que les lecteurs hispanophones d’Espagne et d’ailleurs comprennent la situation et le développement chaotique de l’anarchosyndicalisme espagnol durant la période de « la transition ». Elle a également réussi à être compréhensible pour des lecteurs de langue française.
Cependant elle a omis de signaler deux éléments fondamentaux : tous les partis des vaincus de la guerre civile de 1936-1939 ont été secoués et en partie désorganisés par les conflits internes. Des évidences le démontrent : le Parti socialiste (dit ouvrier espagnol, ce que la réalité dément) a éliminé sa tendance anticapitaliste (celle de Largo Caballero) en échange de financements de la social-démocratie allemande ; le POUM, Parti ouvrier d’unification marxiste (qui n’a jamais été trotskiste) a disparu (querelle de personnes) ; le Parti communiste s’est divisé avant la disparition de l’URSS en au moins quatre tendances (Carrillo, Ibárruri [ou La Pasionaria], Líster, les proches de Julián Grimau) sans compter les marxistes-léninistes promaoïstes ; les Partis basques et catalans se sont écharpés en exil.
De plus, María Reyes Gil Casado n’a pas caractérisé la transition : dès les premiers signes du déclin physique galopant de Francisco Franco Bahamonde, en 1970-1972, de nombreux dirigeants espagnols franquistes (Gil Robles, les têtes pensantes de l’Opus Dei) ont préparé une monarchie parlementaire dynamique en établissant des contacts approfondis avec les tendances fortes de l’exil espagnol chez les communistes, les socialistes et aussi des pays comme l’Allemagne fédérale, les États-Unis, la France, etc., sans oublier de se réserver des postes pour le futur proche.

Ce système a été copié au Chili, au Brésil et dans le reste de l’Amérique latine, sans oublier Cuba et la Pologne (l’Opus Dei), la Croatie (toujours l’Opus Dei) et même, en partie, l’ex-URSS.
Cela étant dit, deux qualités font de ce livre un outil important. La capacité de donner une approche globale et une description du processus d’apparition et de maintien de l’anarchosyndicalisme.
Le premier chapitre est exemplaire en montrant comment les accords de 1953 entre l’Espagne de Franco et les États-Unis ont entraîné la construction de nombreuses bases militaires. Forcément les soldats nord-américains ont reflété et importé des tendances musicales et culturelles de leur pays. Et depuis les bases de sous-marins atomiques en Andalousie, le jazz, la Beat generation, les hippies et les idées de « Faire l’amour, pas la guerre » ont débarqué dans la péninsule ibérique et se sont étendus de Séville vers Madrid, Barcelone et leurs périphéries.
Des conceptions libératrices apparurent face aux dix-sept précédentes années de fascisme catholique, dont les miasmes sont toujours présents. Au début, l’hommage à la « Vierge » Marie le 15 août 1936 à Badajoz a été célébré en fusillant de 1 500 à 2 500 rouges (peut-être plus) en plein centre-ville, et leur sang ruisselait dans les rues. Et, cette année encore, des cadavres (tous rouges) dans des centaines de charniers presque tous localisés, sont en attente d’être identifiés par les familles si elles reçoivent des autorisations officielles et la présence de médecins légistes, etc.
María Reyes Gil Casado a choisi, il me semble, de ne pas donner d’approche globale en ce qui concerne « l’espace Noir et Rouge ». Elle a préféré suivre une chronologie rigoureuse en huit chapitres : l’évolution lente de l’Espagne (qui est excellent), la protestation sociale, les années de bouillonnement, 1976, 1977, 1978, 1979, 1980.
La protestation sociale reposait sur des changements économiques accélérés : l’émigration et l’afflux de devises (pp. 48-49). C’est-à-dire à la fois l’exode rural des campagnes vers les villes (en gros huit millions de personnes) entre 1950 et 1960 et l’émigration économique à l’étranger pour la même période (surtout en Europe et non plus en Amérique, environ deux millions d’Espagnols). C’était une émigration forcément politique, puisque la pauvreté poussait les travailleurs à partir. Mais, l’argent envoyé par les émigrés intérieurs et à l’étranger pour faire vivre leur famille et, en outre, le développement profond et rapide du tourisme en provenance massive (des dizaines de millions de personnes) d’Allemagne, France et Italie permirent une balance excédentaire de l’économie entre 1958 et 1973, qui continue en grande partie.

Des mouvements de grèves apparurent, appelés à partir de 1962 « arrêts du travail » pour éviter l’emploi du mot « grève », gravement puni par le Code militaire durant la guerre civile. Ces « arrêts du travail » étaient tolérés et encadrés par une double structure : la Fraternité ouvrière d’action catholique [1]
Parallèlement aux influences de mai 68 et du situationnisme et du communisme des conseils, de nombreux groupes antifranquistes se formaient avec une forte tendance à la pratique de la violence. Elle semblait logique puisque la Garde civile (entre la gendarmerie et de police urbaine en France) multipliait la violence à tir réel contre des manifestations de grévistes. C’est dans ce contexte que le MIL (Mouvement ibérique de libération) s’est formé.
Curieusement, l’auteure adopte le point de vue sectaire anarchiste (p. 70) de refuser l’anarchisme du MIL du fait de son acceptation du conseillisme. Noam Chomsky aussi accepte le conseillisme dans sa vision anarchiste. Ce qui est par contre « impossible » pour les disciples d’Anton Pannekoek, c’est de militer avec des syndicalistes et de pratiquer la lutte armée !
Dès le chapitre III et le reste du livre, l’auteure donne des indications excellentes que je vais citer, mais laisse l’approche globale évidente.
À mon avis, cette approche globale est la suivante. Face à un prolétariat espagnol vaincu totalement depuis 1939, avec des structures clandestines de défense laminées chaque année jusqu’en 1962, il était vain pour l’exil anarchosyndicaliste espagnol de proposer des solutions valables en 1936 comme la conception du communisme libertaire, le syndicalisme d’action directe, etc. Il aurait fallu voir la société des pays occidentaux et s’inspirer du militantisme en action : non pas des échecs des Brigades rouges, d’Action directe et des groupes armés en Allemagne mais des luttes sociales et syndicales dans un cadre légal. L’exil ne voulut pas non plus, sauf rares exceptions, repenser sa position de ne pas aider, lorsque la situation était mûre, la guérilla urbaine en 1946-1948 à Barcelone, et de saboter les actions antifranquistes de Josep Lluís Facerías, Marcelino Massana, Francisco Sabater, Ramón Vila Capdevila dit Cara quemada, etc.
Autrement dit reprendre l’anarchosyndicalisme en le séparant sans ambiguïtés des groupes idéologiques anarchistes n’admettant que des sympathisants ou des anarchistes formés. L’anarchosyndicalisme fait un raisonnement inverse : il est ouvert à tous les salariés dans la société d’exploitation sociale, mais il leur explique que cette protection est fragile, aléatoire tant que le système capitaliste privé et d’État (système marxiste-léniniste) existe.
En 1974-1975, des groupes avaient recréé la Confédération nationale du travail (CNT). On était dans l’euphorie de la mort de Franco en 1975, saluée par des achats de centaines de milliers de mousseux (comme pour la mort de Margaret Thatcher en 2003). Le lavage de cerveau fonctionne parfois mal en régime fasciste catholique ou de néo libéralisme.
En 1976-1977 il existait encore chez bon nombre de travailleurs la mémoire confuse de la force de la CNT, mais on en ignorait le b.a.-ba.
Devant l’attente favorable, beaucoup d’anarchistes de toute sorte ont cru de bonne foi qu’ils étaient la CNT et qu’ils devaient « imposer » leur vue : exemple parfaitement stupide d’anti-anarchosyndicalisme ! Des exilés de la CNT avaient surgi (pp. 91-92), trois écueils se dessinaient : – quelle organisation former, « – l’abîme générationnel entre adhérents et – le poids de l’exil (pp. 118-119) ».
Lorsqu’une volonté réelle existe, ces trois obstacles s’effacent et en période (quasi) insurrectionnelle, ils n’existent plus (mai 68, mouvement anti extrême droite, etc.).
Pourtant, la situation aurait pu basculer sur le plan social en 1977 avec la discussion sur le pacte de la Moncloa, dont le but était l’entrée dans l’Union Européenne grâce à la paix sociale, le quasi blocage des salaires et la production en hausse, le tout étant assumé par les deux énormes syndicats, Commissions ouvrières (PC) et Union générale du travail (UGT dépendant du PS), en échange de futures améliorations salariales et sociales (renforcement de l’enseignement parfois laïc plus ou moins réel).

Le mécontentement parmi les salariés était réel : on signait à leur place qu’ils allaient bosser dur sans rien recevoir, mais sans doute plus tard… Et seule la CNT pouvait offrir des solutions de lutte, en dépit de ses contradictions. Le scandale de la Scala, un attentat dans une salle de spectacle à Barcelone, lors d’une manifestation de la CNT, le 15 janvier 1978, mit fin aux espoirs des uns, les cénétistes, et des autres, les salariés opposés au pacte de la Moncloa.
L’attentat de la Scala eut deux résultats : 4 morts d’employés syndiqués à la CNT et l’UGT, une campagne médiatique intense contre l’irresponsabilité de la CNT et des anarchistes en général. La police arrêta vite les responsables, neuf anarchistes et la « justice » les condamna sans beaucoup de vérifications sur le rôle d’un délinquant-indicateur de la police (ou vice versa) infiltré dans la CNT et vite identifié. Arrêté plus tard, il fut aussi condamné (pp 149-152).
Le plus triste de cette histoire est comment neuf camarades ont pu suivre un partisan des bombes (qu’il soit flic ou anar) à un moment aussi favorable, pour discréditer l’anarchisme et justifier une politique de répression de tout gouvernement !
Le manque de formation était inhérent à l’état de l’anarchosyndicalisme espagnol composé de « blocs irréconciliables » (p. 158) et dans « un processus d’autodestruction » (p. 159). Le comble a été le cinquième congrès de la CNT en décembre 1979 avec au départ l’annonce triomphaliste que la CNT avait 300 000 adhérents, alors qu’ils n’étaient très exactement que 27 732 (p. 170). L’auteure donne de nombreux détails sur ce fiasco qui aboutit au maintien de la suffisance de la CNT et au départ de 53 syndicats disposés à faire du syndicalisme.
Passant de 53 à 119, ils lançaient une autre CNT en janvier 1980 (p. 194). Cette CNT acceptait le système, en grande partie, issu du franquisme des élections de représentants syndicaux tous les quatre ans et la reconnaissance légale réservée aux syndicats acceptant ce cadre juridique (p. 211). C’est cette branche qui est devenue la CGT actuelle avec environ 90 000 adhérents.
Un dernier problème est bien présenté (pp. 229-230) : le patrimoine, c’est-à-dire le pactole financier des réquisitions d’immeubles des syndicats « rouges » en 1939 et des cotisations syndicales obligatoires prélevées sur les salaires de tous les travailleurs (des patrons aux balayeurs puisqu’ils appartenaient obligatoirement au syndicat unique, organisation due à Benito Mussolini). Le patrimoine commença à être distribué en 1983 aux deux grands syndicats déjà cités. Mais comment faire avec deux CNT ?
La sagesse infuse du gouvernement socialiste et des juges toujours impartiaux devaient déclarer laquelle des deux confédérations était digne de recevoir quelques millions d’euros, fort peu par rapport aux millions déjà versés aux Commissions ouvrières et à l’UGT.
Quelle CNT allait se servir de la justice bourgeoise pour toucher des millions ?
Ce fut la plus rigoureuse sur le plan de l’anarchosyndicalisme des années 1930 et du refus des institutions issues du franquisme !
Visiblement, pour tout gouvernement, il fallait éviter de financer la CNT la plus efficace syndicalement. C’est donc la CNT « pure », s’intitulant CNT-AIT, qui toucha progressivement 6 millions d’euros et qui devrait en recevoir 2 de plus (selon La Información du 15 mars 2018). Je ne sais pas où en est la CNT-AIT.
María Reyes Gil Casado a ajouté un épilogue sur la période 1981-2018, plus riche sur la CGT que sur la CNT-AIT. Celle-ci a beaucoup évolué à partir de l’apparition du mouvement du 15 mai 2011, proche des « indignés » en France, en acceptant l’existence de la CGT et d’une autre petite confédération anarchosyndicaliste Solidaridad Obrera.
La CNT-AIT accepte de reconnaître la réalité syndicale, mais pas encore une utilisation claire du système en place. Sa fondation (Fundación Anselmo Lorenzo) fait un travail d’archives sur l’Espagne libertaire (et son influence sur des groupes anarchistes dans de nombreux pays, du Japon à la Russie) d’une efficacité impressionnante, avec des moyens matériels et humains de qualité qu’aucun autre centre de recherche anarchiste ne possède dans le monde !

Frank Mintz
Texte publié dans le numéro 9 (juin 2022) des Chroniques Noir & Rouge

Reyes Gil Casado, La transition en Rouge et Noir CNT (1973-1980), Toulouse, Le Coquelicot, 2022, 247 pages, prologue d’Antonio Ribera, traduction de Violette Marcos, 18 euros

Film sur les Journées libertaires de 1977 à Barcelone :


[1Sous la pression du pape Jean XXIII, italien et relativement antifasciste, l’église catholique espagnole adopte une politique modérée et envoie ses prêtres trop à gauche en Amérique latine, et beaucoup y deviennent presque « rouges » et les Commissions ouvrières clandestines, mais acceptées presque toujours depuis que le PC avait abandonné la lutte armée (1956) et que le PS était social-démocrate. Deux maisons d’édition publiaient beaucoup de livres antifranquistes et critiques du marxisme-léninisme, une, lénifiante en Espagne, ZYX (catholique de gauche) et l’autre Ruedo Ibérico, plus violente puisque organisée par José Martínez, ex-anarchosyndicaliste des Jeunesses anarchistes (« anarchiste » dans le sens espagnol de 1910-1940, c’est-à-dire anarchosyndicalisme et aussi naturisme, espéranto et culture) [pages 76-77].