Analyse du projet de loi de la mémoire démocratique

jeudi 10 décembre 2020, par memoria

Analyse du projet de loi de la mémoire démocratique, qui a été approuvé par le Conseil des ministres et qui doit passer par le processus parlementaire.

Dossier réalisé par Xavier Montanyá, membre du groupe Memoria Libertaria de la CGT espagnole.

La réaction d’Octavio Alberola à l’avant-projet

L’une des personnes les plus importantes dans la lutte pour la justice et la mémoire est l’anarchiste Octavio Alberola qui, depuis 1998, avec le groupe pour la révision du procès Granado-Delgado, s’est battu dans les médias, dans la rue et dans les tribunaux, obtenant, en 2004, un arrêt historique de la Cour constitutionnelle qui a obligé la Cour suprême à rouvrir le dossier des deux jeunes libertaires exécutés par le garrot en 1963. Après l’approbation de la loi de 2007, Octavio Alberola a continué à être en première ligne pour dénoncer les lacunes dans l’annulation des procès et insister pour mettre fin à l’infamie de la discrimination contre les victimes et pour maintenir leur droit à la réparation.

- La question de l’annulation des procès, y compris des procès sommaires jusqu’en 1975, est-elle désormais claire ?

Non, ce n’est pas clair, car déclarer « l’illégitimité des tribunaux et des peines » n’annule pas leur « légitimité » juridique et, par conséquent, ils restent en vigueur dans le système judiciaire.

- Est-ce qu’elle met fin à la division des victimes d’avant et d’après 1968, comme l’a fait la loi de 2007 ? Est-ce qu’elle garantit l’égalité des réparations ?

La loi actuelle établit le droit à une indemnisation de 135 000 euros pour les exécutions effectuées entre le 1er janvier 1968 et le 6 octobre 1977. Celles qui sont antérieures à 1968 ont droit à une indemnisation de 9 615 euros. Le nouveau projet de loi n’envisage pas de suspendre l’article de loi précédent qui établissait cette discrimination. C’est une infamie de maintenir cet article discriminant les victimes de la répression franquiste d’avant 1968. Cette discrimination a été justifiée par l’auteur de l’article 10, « en raison des circonstances exceptionnelles de la répression franquiste ». Comme si les assassinats de Lluís Companys, président de la Catalogne jusqu’en 1939, du militant anarchiste Joan Peiró, des frères Sabaté et des guérilleros anarchistes des années 1940 et 1950, du militant communiste Julián Grimau, des activistes anarchistes Joaquín Delgado et Francisco Granado, perpétrés par le régime franquiste avant 1968, ne s’étaient pas produits dans les mêmes « circonstances exceptionnelles de la répression franquiste » !

Non, en raison de l’ambiguïté de l’article 31, « réparation intégrale », et en raison de ce qui est précisé au point IV de l’« exposition des raisons », qui donne lieu à deux lectures contradictoires sur l’abrogation du tristement célèbre article 10 de la loi de 2007 sur la mémoire historique. La nouvelle loi (une fois approuvée par le Parlement) abrogera effectivement la loi précédente, et par conséquent aussi l’article 10. Mais étant donnée l’ambiguïté du point IV, qui précise qu’« avec les mesures qui ont été déployées depuis la transition démocratique (...) elles restent intégrées au système juridique ». On peut alors interpréter que le tristement célèbre article 10, qui divisait les victimes de la répression franquiste en deux catégories, demeure également.

- Où se trouve la clé de cette ambiguïté ?

En ce qui concerne l’annulation, il est clair que la clé de cette ambiguïté réside dans la lâcheté politique du Parti socialiste qui n’a pas affronté le Parti populaire pour marquer une rupture radicale avec le système juridique franquiste, très probablement en raison de ce qui a été convenu lors de la transition-transaction. Et en ce qui concerne la discrimination, il me semble que c’est parce que les socialistes ne veulent pas assumer l’infamie d’avoir inclus cet épouvantable article 10 dans la loi de la mémoire historique de 2007.

- Qui serait exclu de la protection de cette loi ?

Si l’avant-projet approuvé en Conseil des ministres est maintenu, sans mettre fin à cette ambiguïté, les procès et les condamnations de ceux qui ont lutté contre la dictature franquiste n’auront pas été légalement annulés, tous les gens persécutés par le franquisme, qui ne peuvent justifier d’avoir défendu durant leur combat « la légalité institutionnelle antérieure », en prétendant « le rétablissement d’un régime démocratique en Espagne » et en essayant de « vivre selon des options protégées par les droits et libertés aujourd’hui reconnus par la Constitution », peuvent être laissés en dehors du champ de la loi.

Et, en ce qui concerne la discrimination en matière de réparation, le fait que le maintien du triste article 10 dépendra de la lecture que l’administration (l’État) fera de la nouvelle norme. Si elle considère que cet article est abrogé, alors le droit à la réparation sera également abrogé pour toutes les victimes de la répression franquiste qui sont condamnées « à la peine de mort effectivement exécutée ». Ce droit n’a été reconnu que lors de l’adoption de la loi de 2007.

- Avez-vous présenté votre point de vue au ministère ?

Oui, je viens d’envoyer une lettre en ce sens au secrétaire d’État à la Mémoire démocratique. J’attends une réponse.

- Quelle pourrait être la solution ?

En ce qui concerne la réparation, il faut que les procès soient déclarés illégitimes et les sentences légalement annulées. Et pour la discrimination spécifiée au point IV de l’ « exposition des raisons », qu’« avec les mesures qui ont été mises en œuvre depuis la transition et qui restent dans l’ordre juridique, la section 2 bis et la section 7 de la dix-huitième disposition additionnelle de la loi 4/1990 du 29 juin sur le budget de l’État, contenues dans la loi sur la mémoire historique de 2007, sont incorporées, en plus des actions spécifiques qui se réfèrent aux biens pillés pendant la guerre civile et la dictature (...) ».

- La réaction d’Àngel González, président du Comité de coordination des associations pour la mémoire démocratique du Pays valencien.

En ce qui concerne les ambiguïtés contenues dans l’avant-projet, nous nous concentrons sur certaines des plus importantes.

Avec la nouvelle loi, la justice sera-t-elle rendue ?

Pour que justice soit faite face à tant de meurtres et de crimes de torture – tous des crimes contre l’humanité, qui ne sont jamais soumis à la prescription –, il ne suffit pas de créer un parquet spécial. Tout d’abord, la loi d’amnistie de 1977 doit être abrogée dans son intégralité, pour deux raisons essentielles : elle est née nulle et non avenue parce que l’Espagne a publié au Bulletin officiel du 30 avril 1977 le Pacte international relatif aux droits civils et politiques, qui interdit toute loi créée à point nommé pour empêcher les victimes de demander justice et que leurs bourreaux soient jugés. Cette loi a été publiée le 15 octobre 1977. La justice espagnole s’est appuyée sur elle pour refuser une protection judiciaire efficace et le droit à la justice pour des centaines de milliers de victimes du franquisme.

- La loi, est-elle claire en ce qui concerne l’annulation des peines ?

Toutes les condamnations des tribunaux spéciaux répressifs du franquisme sont déclarées nulles et non avenues. Mais, comme le souligne José A. Martín Pallín, juge émérite de la Cour suprême, il n’est peut-être pas possible, en l’état actuel, d’annuler des condamnations comme celles qui ont condamné Salvador Puig Antich ou les cinq derniers jeunes antifascistes assassinés le 27 septembre 1975. Ceux qui condamnaient les guérillas antifranquistes, jugés comme bandits et criminels, ne le pourraient pas non plus. En bref, tous les tribunaux et la législation répressive de la dictature contre les libertés démocratiques et les droits de l’homme doivent être déclarés illégaux – et non illégitimes –, et par conséquent toutes leurs peines.

En ce sens, parmi les documents qui ont été rendus publics ces jours-ci et que j’ai consultés pour écrire cet article, il y a une longue lettre de Flor Baena, sœur de Xosé Humberto Baena, l’une des cinq dernières personnes abattues par le régime franquiste, adressée à la vice-présidente du gouvernement, Carmen Calvo, ministre de la Présidence, des Relations avec les tribunaux et de la Mémoire démocratique. À l’occasion du 45e anniversaire de l’exécution de son frère, le 27 septembre, Flor Baena a déclaré à la ministre qu’elle était déçue du fait que la nouvelle loi exclue l’annulation de son affaire, entre autres choses.

De plus, Ángel Gonzalez remarque qu’il manque « dans le titre préliminaire, une condamnation claire et explicite du franquisme et une revendication des valeurs de cette Seconde République contre laquelle le fascisme national et international s’est soulevé, provoquant une guerre sanglante et quarante ans de douleur et de répression. Il est temps de “défranquiser” cet État ».

Ángel González ajoute : « Il faudrait aussi la judiciarisation de tout le processus d’exhumations et d’identifications : il ne suffit pas qu’un procureur agisse durant les exhumations, c’est le juge qui doit ouvrir une enquête, pour garantir toute la chaîne de détention et le droit des victimes à la tutelle judiciaire effective et à la connaissance de la Vérité. De même, un plan d’État urgent pour les exhumations est essentiel. »

Il estime également qu’il serait nécessaire, entre autres, de déclasser toutes les archives diplomatiques, militaires, judiciaires, criminelles et de renseignement, de soutenir une loi budgétaire et la création d’un institut de la mémoire, qui organiserait et planifierait un plan d’action urgent de l’État, et de clarifier la responsabilité patrimoniale de l’État, car « aucune réparation n’est reconnue sur cette question pour les victimes de meurtre, de torture, de prison ou de pillage économique. Tout au plus, on dit que « cela sera tenté ».

- L’inadéquation de l’avant-projet concernant l’impunité

Je demande à Jacinto Lara, un avocat de la CEAQUA (Coordination étatique d’appui à la querelle argentine), si le projet préserve l’impunité qui oblige les gens à demander justice en Argentine, ou s’il ouvre de nouvelles voies à la possibilité d’une justice efficace dans l’État espagnol à propos de Franco. De ses réponses juridiques détaillées sur l’articulation de la nouvelle loi et de la réalité vécue jusqu’à présent, j’extrais, en résumé, les idées clés.

La nouvelle loi, selon lui, « reproduit presque littéralement le contenu d’un précepte constitutionnel et, par conséquent, n’introduit aucune nouveauté dans notre système juridique, si ce n’est de réitérer dans une loi ordinaire une disposition constitutionnelle claire à cet égard, et que les cours et tribunaux ont refusé de reconnaître et d’appliquer effectivement, car, en aucun cas, ils n’ont activé dans leurs décisions judiciaires le contrôle préalable de la conventionnalité. Ce qui implique qu’en application des dispositions de l’article 10. 2 et de l’article 96 de la Constitution espagnole, tout juge ordinaire peut écarter l’application d’une règle interne ayant rang de loi pour appliquer de manière préférentielle la disposition contenue dans un traité international ».

Jusqu’à présent, explique-t-il, la réalité est que « dans les multiples plaintes pénales qui ont été présentées, aucun juge n’a, à ce jour, considéré que les règlements internes (loi d’amnistie et code pénal) devaient être déplacés, pour appliquer à l’enquête et à la poursuite des crimes internationaux commis par la dictature franquiste le contenu des conventions et traités internationaux signés et ratifiés par l’État espagnol ». Par conséquent, selon Jacinto Lara, la nouvelle loi « ne change rien parce qu’elle n’innove pas ou ne transforme pas ou ne modifie pas le système juridique pour envoyer un message sans équivoque sur cette question aux cours et tribunaux ».

Quant à savoir si le droit d’enquêter sur les crimes de Franco sera garanti par l’État espagnol, l’avocat Jacinto Lara estime que l’enquête, dans le système de justice pénale, est loin d’être garantie : « Bien que le contenu de l’avant-projet représente à bien des égards une avancée incontestable, par rapport à la législation précédente (loi 52/2007), en ce qui concerne l’espace de justice et, plus particulièrement, la justice pénale, son contenu ne garantit en aucun cas un accès adéquat à l’ordre juridictionnel pénal pour les victimes, car aucun des obstacles juridiques, qui sont exposés de manière répétée dans les résolutions judiciaires émises par les cours et tribunaux espagnols, n’est supprimé (loi d’amnistie, prescription des délits, principe de légalité). »

En bref : « Le préambule de l’avant-projet invoque la résolution 60/147 de l’assemblée générale des Nations unies du 16 décembre 2005. Le contenu de cette résolution, qui établit les principes de base et les lignes directrices sur le droit à un recours et à une réparation des victimes de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, n’a, en aucun cas, été respecté ou dûment extrapolé dans l’avant-projet. Cette résolution est très claire lorsqu’elle déclare ce qui suit :

« En cas de violations flagrantes du droit international des droits de l’homme et de violations graves du droit international humanitaire, qui constituent des crimes au regard du droit international, les États ont l’obligation d’enquêter et, s’il existe des preuves suffisantes, de poursuivre les personnes présumées responsables des violations et, si elles sont reconnues coupables, de les punir. En outre, dans ces cas, les États doivent, conformément au droit international, coopérer entre eux et aider les organes judiciaires internationaux compétents à enquêter sur ces violations et à poursuivre les responsables. »