Les services secrets en Espagne. Répression contre le mouvement libertaire espagnol (1936-1995)
C’est le titre d’un livre de Juan Alcalde publié en 1995. L’ouvrage n’a jamais été vendu en librairie. Il est possible de le lire sur un site qui lui est consacré à l’adresse suivante :
https://webs.ucm.es/info/eurotheo/e_books/jjalcalde/servicios_secretos/index.html
Nous avons publié précédemment sur « Memoria Libertaria », un article intitulé « Les socialistes et les principaux dirigeants de la transition ont travaillé pour la CIA ». Ce texte abordait la question de l’ingérence de la CIA lors de ce que l’on a appelé « la transition démocratique espagnole » de la fin des années 1970.
Le livre de Juan Alcalde traite d’un sujet tout aussi sensible, les ingérences, les provocations et les manipulations des services secrets de différents pays pour déstabiliser et réprimer le mouvement libertaire espagnol de 1936 à 1995.
Ci-dessous, nous vous offrons la traduction du prologue du livre :
Avant-propos
Lorsqu’on parle de services de renseignement, on peut penser à des personnes au service du renseignement. Mais si nous sommes plus attentifs à l’expression « service de renseignement », nous pouvons comprendre que nous avons affaire à des « choses intelligentes », qu’il s’agisse de maisons ou simplement de bons et utiles agents du Système qui ne sont intéressés que par son renforcement et sa consolidation. Toute possibilité de transformation ou de changement horrifie ces agents serviles. Rien de moins intelligent que de ne pas remettre tout en question. Et là, l’intelligence prend un sens idéologique. Pour moi, l’intelligence est toujours subversive, sinon elle n’est que la vulgaire bêtise des petits malins, qui peuvent recevoir des hommages, des doctorats et des amitiés royales ; jusqu’à ce qu’on découvre qu’ils étaient les plus vulgaires coquins (rappelez-vous Mario Conde ou le futur général, ou peut-être l’inculpé, Galindo parmi des milliers de Excrementísimos Srs). L’intelligence ne peut être confondue avec les services programmés, même si on le prétend généralement. Ni un ordinateur n’est intelligent, ni une voiture n’est le mouvement. Les fonctions serviles contre l’intelligence sont la base et le fondement du « renseignement » d’État. Ses armes fondamentales sont la guerre psychologique et la confusion. Il ne s’agit pas seulement de savoir ce qui se passe, mais de créer des situations nouvelles et impensables que seuls les auteurs-instigateurs peuvent comprendre.
La guerre psychologique
Pour mener une guerre psychologique entre les peuples, il est essentiel de s’appuyer sur l’ambiguïté, les mensonges faits de demi-vérités, la calomnie, la « neutralité », la méfiance, etc. Ainsi, dans notre pays, où nous avons eu l’un des meurtriers sadiques les plus dangereux de l’histoire de l’humanité, il ne nous serait pas difficile de comprendre mes déclarations précédentes. Pour certains, qui prétendent ne pas être franquistes, Franco était un grand souverain qui a fait ceci ou cela. C’est un fait que l’on peut affirmer de Néron à Hitler, en passant par tous les tyrans qui ont foulé la planète. Je n’ai jamais aimé ni l’ambiguïté ni la neutralité. Lorsqu’il s’agit de luttes sociales : entre esclavagistes et esclaves, entre rationalistes et religieux, entre les belligérants de la guerre civile espagnole, entre nazis et juifs, entre les États-Unis et leurs victimes vietnamiennes… Si j’étais neutre entre ces deux camps, je me considérerais comme entaché. Je pense qu’une position neutre, dans de tels camps, ne peut convenir qu’à des hypocrites, qui, si vous creusez un peu, peuvent facilement voir qu’ils ne sont pas neutres et qu’ils préfèrent l’esclavage, le cléricalisme, le fascisme ou les crimes de guerre.
Lorsque, 500 ans après avoir été condamné à la cécité par l’inquisition romaine, Galilée est réhabilité, cette réhabilitation n’a plus de sens. Elle a été imposée en dépit de la volonté du Dieu qui a donné le pouvoir de lier et de délier, je dirais de lier l’écheveau, à un groupe de patriciens romains, héritiers d’un sénat si décadent qu’il a décidé de changer son nom en Collège des cardinaux. Malgré cela, nous n’entendrons jamais un pape affirmer que le soleil ne tourne pas autour de la Terre. Et ils ne le font pas parce que l’irrationalité et le mensonge sont la base de leur existence même.
L’État est le même, bien que beaucoup plus grossier. La démocratie espagnole serait le fruit mûr des efforts de Suárez, Fraga, Carrillo, du Roi, et pourquoi pas, de Franco, cet homme ! Sans compter les millions de morts, d’emprisonnés, de torturés, d’exilés, de réprimés, etc. Il semblerait que soit ces cas n’ont jamais existé, soit, s’ils ont existé, ils étaient nécessaires pour atteindre la démocratie. De responsabilités, rien du tout. Notre loi de Point final s’appelait Amnistie de 1977 et nous a été vendue comme un geste de générosité de la Couronne envers la rojería (les rouges).
Parce que lutter contre l’ambiguïté et le mensonge n’est pas facile, car ils sont entretenus à grand renfort de papiers et de décibels, le travail de Juan Alcalde a du mérite. Son travail n’est pas celui d’un professionnel de la littérature, nous ne pouvons que lui être reconnaissants pour cet effort. L’État n’est pas le seul à faire appel à l’intelligence, l’Église espagnole renvoie également ceux qui veulent connaître la rébellion fasciste de 1936 aux « enquêteurs officiels », et si elle canonise tous les fascistes morts pendant la période, ce qui est loin d’être neutre, elle tente de remettre en cause la légalité républicaine, avec tant de diadèmes et de couronnes de carnaval qu’elle voudrait pour elle-même.
Juan Alcalde est aussi une personne qui a vécu, jour après jour, une expérience historique : la dissection détaillée de la verticalisation d’un syndicat de classe. Nous savons tous que la grande majorité des syndicats du monde sont les rouages d’une machine sociale conçue pour maintenir une société de classe. Ils sont donc verticalistes et en leur sein, non seulement les employeurs et les travailleurs sont regroupés (comme dans le syndicalisme fasciste), ils ont les mêmes entreprises.
De cela, pourraient disserter pour nous les dirigeants de l’UGT (Union générale des travailleurs) et des Commissions ouvrières.
La verticalisation de la CNT (Confédération nationale du travail) a été tentée pour la première fois juste après la fin de la guerre civile, Peiró s’est vu offrir la vie en échange de l’acceptation du secrétariat général d’une CNT verticaliste et fasciste ; Peiró a su mourir dignement, faisant passer ses propres principes anarcho-syndicalistes avant la misérable existence d’un traître. Par la suite, en 1962, les choses ont pris une plus grande proportion, et c’est à cette occasion qu’ont été distingués les cincopuntistas [1], qui seront tous traités plus en détail dans le présent ouvrage. L’activisme du courant syndicaliste révolutionnaire confédéral, qui a toujours impliqué des militants connus de la FAI (Fédération anarchiste ibérique), a mis fin à toutes ces opérations. Les services de « renseignements » voient la nécessité d’éliminer les courants confédéraux opposés à une CNT nationale-syndicaliste, et à cette fin, ils montent de grandes provocations contre ce secteur confédéral. Il va sans dire que de nombreux militants ont été confrontés à cet « activisme » si facile à manipuler par les « renseignements ». Personnellement, j’ai eu de nombreuses expériences désagréables lorsque j’ai dû traiter, pour une raison ou une autre, des affaires comme celle de Scala [2] ou l’assassinat d’Agustin Rueda [3]. Ce dernier a été assassiné froidement et sadiquement pour la raison essentielle qu’il en savait trop sur le travail « provocateur » des services de « renseignements », s’il avait eu l’occasion de parler de Roldán et de ses « sales pattes », cela aurait ressemblé à un goûter au palais de Buckingam.
Lors d’une tentative de verticalisation de la CNT, plus récemment, la FAI a été chargée de l’opération, enregistrée auprès du ministère de l’Intérieur et ses membres les plus éminents sont devenus des mécènes, pour la plus grande gloire de... (l’anarchisme ?). Toute cette opération a été détaillée et exposée à un tel point que personne ne pourra nier les faits. Même trois décisions de justice dans leurs « Faits avérés » le corroborent.
Juan a contribué de manière définitive à cet important apport pratique. Si son travail de clarification servira à rendre à la CNT son identité anarcho-syndicaliste, en l’éloignant définitivement de la découverte du national-syndicalisme faite par les « camarades » patrons de la FAI, cela dépendra de la CNT elle-même. Si ses affiliés commencent à dire des choses comme « il faudrait plus d’employeurs “anarchistes” pour créer plus d’emplois... » , la CNT aura cessé d’exister. Mais même dans ce cas, tout travail de clarification qui nous aide pour comprendre le processus qui a conduit une organisation révolutionnaire et anarcho-syndicaliste à s’abreuver aux eaux empoisonnées de l’idéologie fasciste, au point de changer ses principes, est très apprécié.
Ces lignes introductives peuvent sembler, à tout rationaliste, pleines d’une certaine modération neutraliste ; mais personne ne peut être inconscient d’une société aussi amorphe, aussi brutale et inconsidérée envers les faibles, dans laquelle on est né, on a grandi et on a été éduqué. Dans l’œuvre de Juan, le lecteur trouvera des données et des éléments permettant de rationaliser tant de choses apparemment incompréhensibles.
Jaime Pozas, mai 1995