« Notre frère Salvador »

samedi 6 mars 2021, par memoria

Par les sœurs de Salvador Puig Antich


Dans la même cellule et face à un fonctionnaire, le militaire avec un uniforme impeccable, lui a transmis que deux condamnations à mort ont été prononcées contre lui. D’après des témoins, Salvador pleurait. Salvador Puig Antich était le troisième de six frères et sœurs. De tout petit, il avait une prédisposition à être l’avocat des pauvres. Il a été exclu du collège de la Salle Bonanova, pour avoir défendu un élève qu’un professeur avait injustement traité. En plein milieu de l’année il était difficile de trouver un collège et en plus avec la condition aggravante d’avoir été exclu. Mais il put rentrer au collège des capucins de Pompeya, et l’année suivante il entra au collège des salésiens de Mataró, où il passa le baccalauréat de lettres. Il y connut le père Manero qui, quelques années plus tard, l’accompagna pour son ultime nuit.
L’année suivante il entra dans l’enseignement professionnel tout en s’inscrivant au lycée Maragall. Il y étudia dans une branche scientifique, car il voulait étudier la carrière des sciences économiques. Il y connut également des camarades avec lesquelles plus tard ils formèrent le MIL (Mouvement ibérique de libération).
Durant cette année scolaire se rendit compte que les sciences économiques ne répondaient pas à ses intérêts et il alla à la faculté de philosophie et de lettres. En 1968 il commença sa lutte clandestine contre le régime franquiste en participant à différentes manifestations des commissions ouvrières.
A cette époque, il vivait chez notre sœur aînée, qui suivait avec attention le changement existentiel que Salvador éprouvait. Il était nerveux, dormait mal ... il était évident que sa vie prenait une autre direction et finalement en 1971, il passa à une étape importante en entrant dans le MIL.
Le MIL était un mouvement anticapitaliste, qui se proposait de combattre le capital sous toutes ses formes et qui voulait renforcer l’auto organisation et l’autonomie de la classe ouvrière. Il critiquait également la conception hiérarchique de la vie sociale et le syndicalisme en tant qu’outil d’intégration des travailleurs dans la société capitaliste.
La vie clandestine fit que Salvador s’éloigna de la famille. Encore que dans la pratique, sentimentalement et émotivement, il été très proche et à cause des problèmes de santé de notre mère il s’intéressait à ce qui nous arrivait.
Le 7 février 1973, lorsque notre mère est morte, Salvador a abandonné la clandestinité pour venir chez nous, nous soutenir en tout pour partir ensuite. Ce fut la dernière fois que nous l’avons vu libre.
Le mardi 25 septembre, il fut arrêté en compagnie de Xavier Garrega. La police les avait identifiés depuis longtemps, après avoir arrêté un militant du MIL Santiago Soler Amigó, ce dernier servit d’appât pour l’arrestation de ses camarades.
Soler Amigó, contrôlée par la police et concrètement par le groupe chargé de désarticuler le MIL, se rendit à un rendez-vous avec les inspecteurs Francisco Rodriguez et Timoteo Fernández avec les sous-inspecteurs Francisco Anguas et Luis Algar. Le lieu du rendez-vous, le bar « Funicular », était à l’angle de la rue Girona et Consell de Cent. Immédiatement un corps à corps commença, les policiers réussirent à maîtriser momentanément Salvador et son ami et à les conduire dans l’entrée du numéro 70 de la rue Girona, juste à côté du bar. La bagarre et la confusion ont repris, aggravée par un échange de coups de feu, entraînant des blessures pour Salvador et le sous-inspecteur Anguas, mortelles dans son cas. Tous les deux furent transportés à l’hôpital clinique de Barcelone.
La famille fut informée de ce qui s’était passé le lendemain en lisant la presse. Ce fut un coup terrible pour tous, surtout pour notre père. Un des titres des journaux était « un cambrioleur tue un policier. » nous ne pouvions nous fier à rien. Nous ne savions pas non plus où il avait été amené. Notre crainte était qu’il soit au commissariat de Via Laietana, tristement célèbre pour la grande quantité de personnes qui y ont été torturées. Ces heures furent très angoissantes.
"El Caso", hebdomadaire sensationnaliste de faits divers, fut implacable. Il accusait Salvador de nombreux délits qu’il n’avait pas commis. Jusqu’à son exécution il fut utilisé comme bouc émissaire parfait pour la situation générale du régime.
Oriol Arnau et Francesc Caminal tenait un cabinet d’avocats dans la Gran Via. Oriol était un ami de Carmen, une des sœurs, il connaissait Salvador, puisqu’il l’avait conseillé pour un fait ponctuel. Carmen lui téléphona et Oriol et Francesc commencèrent à agir. Ils se présentèrent à la police comme étant les avocats de Salvador. On les informa qu’il était à l’hôpital clinique, et que son état était grave, mais ils purent le voir.
Avec cette information, Carmen et Imma sont allées à l’hôpital. La police leur posa de nombreuses questions tout en les empêchant de voir leur frère. Alors elles se mirent à crier : "Salvador estem aqui [Salvador nous sommes là].
Un peu plus tard, étant à la prison "Modelo", Salvador leur dit qu’il les avait entendus. Ce fut pour lui la première démonstration que nous l’aimions et que nous étions ses côtés.
Trois jours après l’échange de coups de feu, il était encore à l’hôpital, menotté et attaché au lit, sans pouvoir recevoir des visites. La haine remplissait l’atmosphère. Le 1 octobre, afin de fixer sa mandibule cassée, on lui plaça des élastiques dans la bouche, et avec ce terrible aspect il fut interné à la prison "Modelo" le 2 octobre, cellule 443, cinquième galerie. Comme il était accusé d’assassinat, on lui appliqua le régime d’isolement total. Mais pour nous, ce fut très positif car nous pourrions enfin le voir.
La première visite fit une situation très étrange très intense. Nous sommes arrivés au parloir, il nous attendait déjà. On le voyait gauche, lent, épuisé. Physiquement il était très faible, mais quand il nous entendit parler, il eut la même sensation que nous. Il était très content de voir. Malgré tout il nous dit qu’il était extrêmement gêné et nous impliquer dans cette affaire. Nos rapports furent profonds jusqu’au moment de son exécution.
Le 19 octobre, il y eut une reconstitution des faits sur le lieu même de l’arrestation. Le 23 octobre les militaires acceptaient le désistement de la juridiction ordinaire et il était évident qu’ils assumaient définitivement l’affaire.
Oriol Arnau et Francesc Caminal, ses avocats, ont essayé de chercher un défenseur adapté. Ils étaient jeunes et avaient une expérience relativement brève. Ils voulaient une personne prestigieuse dans le domaine juridique et avec une certaine respectabilité vis-à-vis du régime. Ce ne fut pas une tâche facile. Finalement la défense fut acceptée par Francesc Condomines Valls, premier doyen du collège des avocats de Barcelone et président de l’académie de législation et jurisprudence de Catalogne. Le 27 octobre il fut officiellement désigné comme avocats défenseur de Salvador tandis que Oriol Arnau devenait avocat remplaçant.

Nous commencions alors à prendre conscience de la gravité des faits. La coordination des groupes libertaires se mit en contact avec les étudiants libertaires de Catalogne, pour constituer le Comité libertaire anti répression afin de mobiliser en faveur des membres du MIL emprisonnés. Des contacts furent pris avec des libertaires français qui dans leur publication cherchaient à décrire l’identité du MIL. Il fallait revendiquer le caractère politique du MIL et élaborer un dossier MIL qui fut distribué par la presse clandestine et qu’on fit parvenir à des organisations et à des personnalités politiques.
Le 26 novembre, dans sa cellule, Salvador entendit de la bouche d’un militaire, la demande de l’avocat général : il demandait deux peines de mort. La réaction ne fit pas attendre ; des actions furent intensifiées bien que de nombreuses organisations se soient montrées réticentes aux méthodes employées par le MIL. Timidement, les partis et les groupes antifranquistes et le mouvement ouvrier réclamaient l’abolition de la peine de mort.
La solitude et le plus grand problème auquel s’affronte quotidiennement une personne privée de liberté. Des visites des membres de la famille avaient lieu deux fois par semaine, pendant 20 minutes et on devait toujours parler en castillan. Salvador fit face à la solitude en lisant et en écrivant. Quim, le frère aîné qui vivait aux États-Unis, en apprenant la demande de l’avocat général, arriva immédiatement à Barcelone. Le directeur de la prison nous accorda un permis spécial, car la capacité des parloirs était de quatre personnes et nous étions cinq. Salvador en voyant son frère aîné et pour rompre la glace, lui posa des questions avec humour sur les scientifiques nord-américains. Qim sortit bouleversé de cette entrevue. Il n’allait plus se revoir.
Entre les allées et venues à la prison "Modelo", en gardant toujours un espoir, une chape de réalisme tomba sur Salvador : le 20 décembre un attentat mettait un terme à la vie de l’amiral Carrero Blanco, la main droite de Franco. Lorsque nous sommes arrivées au parloir il nous a dit : "ETA m’ha matat" [L’ETA m’a tué]. Il ne se trompait pas.
Le 5 janvier 1974 le conseil de guerre fut convoqué le huit du même mois dans la salle de justice du gouvernement militaire de Barcelone.
À ce moment-là les militaires démocrates étaient, évidemment, peu nombreux et mal organisés. Il pensait que la situation évoluait vers une démocratie mais ils se heurtaient toujours aux partisans d’une involution qui, avec l’extrême droite, se groupaient autour de Blas Pinar Girón et du général Iniesta Cano.
Vu la situation politique et la pression des militaires, le jugement fut un autodafé ou deux peines de mort furent demandées. À la fin du procès, dans la salle même, nous avons pu le voir et lui parler. En arrivant à la "Modelo", Salvador déclara que ça ne valait pas la peine de s’être déplacé.
Le 11 février à Madrid, devant le conseil suprême de justice militaire, sans la présence des accusés et des témoins, un recours est étudié. Nous étions, Inmaculada et Carmen Puig, les seules femmes dans la salle. L’avocat Condomines parla pendant une heure et finit en disant que l’Espagne n’avait besoin ni de vigueur ni de violence. L’affaire dépendait de la décision du conseil suprême de justice militaire, qui avait également huit jours pour dicter sa sentence.
En attendant, la solidarité envers Puig Antich continuait en France, en Italie et dans d’autres pays d’Europe, le 19 février, à la fin du temps réglementaire, le conseil suprême de justice militaire entérina la sentence.
À partir de ce moment le conseil des ministres du gouvernement de Franco devait donner son accord. Dès que cela serait fait, la peine de mort devait être appliquée dans un délai de 12 heures, sauf si une grâce était accordée. La vie de Puig Antich ait été exclusivement entre les mains du dictateur. Dès la confirmation de la sentence, l’angoisse s’empara de nous tous.
Les demandes de grâce devenaient une pression constante devant l’imminence que le conseil des ministres donne son accord. Des manifestations, des télégrammes, des réunions, la pose d’engins proliférait également ...Toute une série d’action isolée qui prétendait arrêter cette haine.
Le conseil de l’Europe siégeant à Strasbourg, dont faisait partie des pays du marché commun, sollicita le gel des pourparlers sur l’accord préférentiel de l’Espagne avec la CEE, tant que la peine de mort ne serait pas commuée et il demanda la concession des libertés politiques.

Finalement le vendredi 1 mars, le ministre de l’information et du tourisme Pio Cabanillas indiquait que le gouvernement avait donné son accord pour les deux peine de mort et que Heinz Chez et Puig Antich devait entrer en cellule condamnée à mort selon l’article 860 du code de justice militaire. Heinz Chez était un Polonais qui avait été accusé d’avoir tué un garde civil. Il était seul et n’avait pas famille. Durant le même conseil des ministres, la peine de mort appliquée au garde civil Antonio Franco, accusé d’avoir tué un supérieur, fut commuée.
Salvador était couché quand on lui annonça qu’il devait se lever. Il ne dit rien. Ça faisait longtemps qu’il attendait ce moment. On le conduisit dans une salle le juge instructeur Nemesio Alvarez, en uniforme de parade, lui communiqua l’accord du gouvernement.
On lui proposa l’assistance du curé de la prison. Il refusa. Il devait entrer dans la galerie des condamnées à mort, il n’y avait aucun drame, il n’y avait que le silence.
Oriol Arnau avait eu connaissance de l’accord directement par l’intermédiaire du juge Nemesio Alvarez ; Arnau pris contact avec ses collègues et ils se retrouvèrent au collège des avocats, où commença une assemblée permanente. C’est de la qu’ils firent des tentatives désespérées pour sauver la vie de Salvador, en se mettant contact avec des chefs d’État de Grande-Bretagne, France, Allemagne. Lorsque le Dr Puigvert, médecin personnel de Franco, intercéda, tout était déjà décidé.
Comme on était vendredi, la famille était en attente de la décision du conseil des ministres. Oriol vint nous chercher et nous encouragea. Il nous dit que Salvador était dans la galerie des condamnés à mort, et nous sommes allés à la "Modelo". Nous étions à nouveau réunis.
Salvador entendit à nouveau la question de s’il voulait un aumônier et répondit qu’il aimerait parler avec le père Manero, ancien professeur des salésiens de Mataró, où il avait étudié, et qu’il considérait comme un ami.
Nous étions dans une salle, assis sur de petits fauteuils mal commodes et nous sommes passés par de nombreuses phases. Comme la situation tellement surréaliste, pour casser cette tension nous nous sommes même raconté des blagues, nous avons parlé de ses anciens amis, etc.
Mais la nuit avançait, et l’ espoir d’ une grâce s’ éloignait de plus en plus. La commission permanente du collège des avocats n’a pas cessé pendant toute la nuit. L’abbé de Montserrat, Cassia Just, se mit en communication avec le Vatican et ce dernier avec El Pardo [palais de Franco] pour demander la clémence.
Les sujets de conversation s’épuisaient et l’arrivée du père Manero fut cruciale, nous sommes revenus à un ton détendu jusqu’à ce qu’un militaire appelle Imma. Pour lui demander où nous voulions l’enterrer. " C’est vous qui le tuez, c’est vous qui l’enterrez", tel fut sa réponse.
Nous attendions tous la grâce jusqu’à neuf heures du matin où on nous a fait sortir. Personne ne fut autorisé à rester avec lui. Imma et Oriol Arnau demandèrent à être à ses côtés jusqu’à la fin, mais on ne le leur a pas permis. Salvador voulut savoir comment et où on allait l’exécuter.
Salvador fut exécuté par le garrot "vil" [terme officiel, c’est-à-dire une mort relativement lente réservée aux brigands par opposition au peloton d’exécution - mort rapide - pour les politiques et les militaires] à 9 h 30.
À 10 heures et quart le 2 mars, le fourgon qui emportait le corps de Salvador Puig Antich sortait de la "Modelo" vers le cimetière de Montjuic.
Ce même 2 mars dans la prison de Tarragone, Heinz Chez fut exécuté. Lui, personne n’a pleuré.
La haine pèse davantage que la vie.

(Reproduit dans “Contra Franco (testimonios y reflexiones)”, Madrid, Cedall & Vosa, 2006, pp. 321-329)