L’une des meilleures façons d’aborder la vie de ce grand compagnon qu’était et continue d’être Enric Mèlich est de se tourner vers l’autobiographie qu’il a, avec l’aide de son petit-fils Romain Mèlich, publiée sept ans avant que la mort ne l’emporte en juillet 2021. Les pages de cette autobiographie intitulée « À chacun son exil [1] » nous fournissent de précieuses informations, mais ce qui la rend irremplaçable, c’est que les expériences de ce compagnon y résonnent comme si, au lieu d’écrire, il nous parlait de la voix douce et lente qui le caractérisait.
En complément de l’utile présentation de données qu’offrent habituellement les nécrologies, il m’a semblé qu’un autre type de nécrologie, moins conventionnel et plus narratif, pouvait nous aider à rendre présent le compagnon disparu, et c’est pourquoi je reproduis ici certaines des choses que j’ai écrites sur Mèlich dans le prologue qu’il m’a demandé d’écrire pour son autobiographie.
« Pour Mèlich, la traversée des Pyrénées ne signifiait pas la fin d’une histoire et le début d’une autre, mais il a dessiné d’un trait ferme les fils d’une continuité. Une continuité qui n’était pas déterminée à l’avance, qui n’était pas déjà inscrite dans l’ordre des choses, mais qui a été dessinée consciemment et volontairement : poussé à l’exil sur les pas des « combattants de la liberté », il allait bientôt devenir lui-même un « combattant de la liberté ».
Le titre du livre, j’insiste, nous donne subtilement la clé de l’histoire de vie racontée dans ses pages : l’exil, oui, mais un exil que chacun construit à sa manière et qui peut soit laisser les vainqueurs dormir en paix, soit leur rappeler obstinément que leur victoire n’est ni totale ni définitive.
Bien sûr, Mèlich n’était pas le seul à ne pas se satisfaire passivement de la condition d’exilé ; au-delà de son histoire personnelle, son témoignage nous donne un aperçu de l’intense activité déployée par l’exil libertaire espagnol. Ce témoignage s’est forgé dans des conditions privilégiées, car lorsque l’auteur s’est installé à Toulouse au début des années 1950, la ville était, pour ainsi dire, la capitale de l’exil libertaire espagnol.
Dans une atmosphère que la proximité des intenses espoirs partagés et des dures souffrances endurées rendait chaleureusement fraternelle, et où le soutien mutuel ne manquait jamais, les évocations de la récente et surprenante révolution espagnole alimentaient abondamment les conversations. Les discussions, les conférences, les rassemblements, les pièces de théâtre, les fêtes, les camps d’été, les réunions militantes, la publication de livres, de magazines, de brochures et de journaux, forment le tissu dense des activités qui s’efforçaient de maintenir mobilisée et unie une communauté qui rêvait encore d’un retour imminent au pays.
C’est dans cet environnement qu’Herminia est apparue et est devenue l’admirable compagne d’une vie. [...]
Sans doute, comme beaucoup d’exilés espagnols, Mèlich est un amoureux de la liberté, mais il est aussi un passionné de livres et de lecture. Ce sont d’ailleurs des caractéristiques qui tendent à aller de pair, car les deux amours s’entremêlent assez souvent. La lecture est une façon de se sentir libre, et la liberté se nourrit souvent de la lecture. [...]
... tout en essayant d’apprendre le français, Mèlich a dévoré des milliers de pages durant son adolescence, passant de Fénelon à Blasco Ibáñez, de Han Ryner à Upton Sinclair, de Henry David Thoreau à Élisée Reclus, ou de Georges Sand à Arthur Koestler, pour ne citer que quelques-uns des auteurs qui l’ont captivé.
Parsemant ses souvenirs de références littéraires, Mèlich nous entraîne dans un intéressant voyage à travers la littérature, un voyage qui non seulement nous éclaire sur ses propres goûts littéraires, mais nous renseigne également sur le type de lecture qui circulait dans une partie de la communauté espagnole libertaire en exil dans les années 1950 et 1960. Ce goût, prononcé pour la lecture, explique que, dans les années 1950, lorsque Mèlich prend des responsabilités au sein de la Commission des relations de la FIJL (Fédération ibérique de la jeunesse libertaire), c’est bien sûr le secrétariat « Culture et propagande » qui a ses faveurs. C’est cette même passion de la lecture qui l’a amené à travailler principalement dans le domaine du livre, que ce soit comme représentant commercial en librairie, ou comme représentant d’éditeurs, ou encore en créant sa propre librairie militante à Perpignan dans les années 1970 (librairie qui a d’ailleurs subi un attentat franquiste) [...].
... cependant, ni l’ « appropriation » de l’exil pour en faire « son » exil, ni l’amour des livres ne suffisent à décrire l’auteur de cette œuvre. Il est également nécessaire de parler de courage et d’engagement. Il fallait en effet beaucoup de courage à un garçon de 16 ou 17 ans pour oser aider les fugitifs qui fuyaient la France de Vichy, ou pour rejoindre un peu plus tard le maquis sous le pseudonyme de « Robert Sans », ou encore pour se rendre en Espagne avec un commando armé qui a essuyé les tirs des forces franquistes. Il fallait également un certain courage pour s’engager dans la lutte antifranquiste dans les années 1960, lorsque la DI (« Défense intérieure ») et la FIJL entreprenaient de harceler directement la dictature, ou pour franchir à plusieurs reprises la frontière espagnole dans les années 1970 afin de faciliter le passage de compagnons échappant à la répression.
Mèlich a fait preuve de ce courage, mais il se caractérisait aussi par sa discrétion, pratiquant comme personne « l’art de ne pas se montrer ». Il s’agissait d’être au bon endroit au bon moment, mais sans le claironner aux quatre vents et en restant discrètement dans l’ombre.
Je viens d’évoquer les allées et venues à la frontière espagnole pour « passer » les compagnons persécutés, mais dans les dernières années du régime franquiste et les premières années de la transition, le franchissement des postes frontières a également servi d’autres objectifs. En effet, le mouvement libertaire espagnol, décimé par la répression, tenta de se remettre sur pied et toute aide était la bienvenue. Le petit groupe libertaire de Perpignan, dans lequel Mèlich était actif depuis qu’il avait quitté Toulouse pour vivre en Roussillon, n’a jamais ménagé son aide. Cela consistait essentiellement en la publication et en la distribution clandestine de tracts de propagande anarcho-syndicaliste à l’intention des jeunes libertaires de Catalogne qui avaient repris le flambeau des idées libertaires.
Par la suite, après la mort de Franco et l’extraordinaire résurgence de la CNT, l’aide et la collaboration du groupe de Perpignan pour assister cette résurgence ont été totales. Il faut préciser que l’aide qui venait de Perpignan était absolument inconditionnelle et qu’elle avait pour seul but de répondre, dans la mesure de ses faibles moyens, aux besoins des camarades au-delà des Pyrénées sans influencer leurs options militantes ni leurs positions idéologiques tant qu’elles restaient dans le large éventail de l’anarcho-syndicalisme.
Malheureusement, en raison de circonstances qui ne sont pas pertinentes ici, l’élan avec lequel la CNT avait ressurgi s’est vite éteint, et la fièvre militante des années 70 a fait place au simple militantisme, toujours nécessaire, mais beaucoup plus gris, des périodes de calme. La fin du régime franquiste n’est pas encore pour demain, mais l’instauration d’un nouveau régime en Espagne marqua officiellement la fin de l’exil.
Cette fin est arrivée trop tard pour beaucoup de ceux qui avaient nourri l’espoir de retourner dans leur pays dès que la dictature aurait disparu. Trente-six ans se sont écoulés depuis l’exode massif vers la France et beaucoup de ceux qui étaient encore dans leur jeunesse avaient vu non seulement leurs enfants grandir sur le sol français, mais aussi leurs petits-enfants. L’exil était terminé, mais ses conséquences ne pouvaient être évitées ; la génération qui avait dû quitter l’Espagne à la fin de la guerre avait plongé ses racines trop profondément dans le sol français pour qu’il soit possible, à quelques exceptions près, de penser à un nouvel arrachement.
Cependant, la continuité à laquelle j’ai fait référence précédemment entre la réponse populaire de 1936, le franchissement des Pyrénées en 1939 et les activités en exil n’a pas été rompue avec la mort de Franco. La mémoire collective est si puissante, même si elle semble parfois s’estomper, que ce sont désormais les petits-fils et petites-filles de ceux qui n’ont pu prendre le chemin de l’exil qui redécouvrent et assument les valeurs des vaincus de 1939 et appellent à la dénonciation de la barbarie franquiste.
Sans doute, la manière dont des camarades comme Enric Mèlich ont su construire « leur » exil n’est pas sans rapport avec le refus d’une partie de la jeunesse espagnole d’aujourd’hui d’accepter une version de l’histoire que les pouvoirs, tant les totalitaires d’hier que les pseudo-démocratiques d’aujourd’hui, ont soigneusement déformée pour tenter d’exorciser les vents de la révolte.
Tomás Ibáñez
Pour Memoria Libertaria-CGT
Traduction : Daniel Pinós
Un autre livre a été écrit par Enric Mèlich, avec Christophe Castellano, avant-propos de Geneviève Dreyfus-Armand, Guérilleros, France 1944, une contre-enquête, éd. Spartacus, 2020, 206 pages, 13 euros