Au-delà du fait que l’amendement* à la loi sur la mémoire démocratique proposé par les partenaires de la coalition gouvernementale progressiste pour obtenir le soutien ou l’abstention de l’Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) ne soit qu’un « écran de fumée » – comme le prétend Xavier Rufián – ou « la manière la plus claire d’y parvenir » – comme le prétend le secrétaire d’État Enrique Santiago –, la seule chose qui soit claire, c’est que cet amendement, qualifié par l’un de ses promoteurs de « dernière opportunité pour rendre justice en Espagne », « ne change rien », comme vient de l’affirmer le ministre de la Présidence, des Relations avec le Parlement et de la Mémoire démocratique, Félix Bolaños.
En effet, cet amendement « est déjà appliqué depuis 2002 », époque à laquelle l’Espagne a ratifié le statut de Rome de la Cour pénale internationale pour juger les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le génocide et la torture, considérés comme imprescriptibles et non amnistiables, et par conséquent la seule chose qui résulte de cet amendement est de « simplement mettre en valeur » la loi d’amnistie de 1977** et de réaffirmer qu’elle doit être interprétée comme conforme aux traités internationaux.
En réalité, avec ou sans cet amendement, le projet de loi mémorialiste n’abroge ni ne rend inopérante la loi d’amnistie et, par conséquent, la situation juridique – lorsque la nouvelle loi entrera en vigueur – restera exactement la même qu’aujourd’hui, celle que nous avons depuis 2002, comme l’a souligné M. Bolaños.
Rien ne changera, et c’est pourquoi les difficultés qui ont existé jusqu’à présent pour juger les crimes du franquisme resteront les mêmes. Non seulement parce qu’il s’agit du domaine pénal, où la législation ne permet pas la non-rétroactivité, mais aussi parce que le Parti populaire (PP) continue d’avoir « le soutien de la majorité du pouvoir judiciaire ». Un soutien qui a été décisif pour interpréter et imposer une doctrine juridique en fonction de son orientation politique.
Comme le reconnaît Enrique Santiago lui-même : « Seul ce basculement majoritaire de la justice espagnole vers la droite post-franquiste peut expliquer pourquoi l’Espagne est le seul pays occidental où les crimes internationaux commis par la dictature restent impunis. Cette situation reflète un problème politique, et non juridique. Le cadre juridique est très clair. Permettre l’impunité du franquisme est un choix politique de ceux qui peuvent l’imposer, même s’il est revêtu de doctrine juridique. »
La réalité n’est pas qu’ils n’ont pu appliquer le droit international et national pour mettre fin à l’impunité, « c’est qu’ils n’ont pas voulu le faire, malgré les lois ». C’est cette inféodation idéologique du pouvoir judiciaire qui a empêché les victimes de la répression franquiste d’accéder à la justice, et par conséquent, tant que cette situation perdurera, il ne servira à rien que la loi sur la mémoire démocratique (qui n’est pas une loi organique) abroge le principe de prescription des délits de la loi de 1977.
Non seulement parce qu’une telle abrogation resterait lettre morte pour un pouvoir judiciaire idéologiquement inféodé au PP, mais aussi parce que l’application de la nouvelle loi dépend de la volonté du gouvernement du moment de rompre ou non avec ce qui a été convenu entre partis politiques lors de la Transition. Comme nous le savons, le PP et le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), les deux partis ayant une réelle chance de gouverner, coïncident dans leur opposition à revenir sur ces accords.
Les pactes de la Transition comme « ligne rouge »
L’opposition à toucher aux pactes de la Transition ne vient pas seulement du PP, de Vox et de Ciudadanos, c’est aussi la « ligne rouge » à ne pas franchir pour le PSOE. Qu’il gouverne ou qu’il soit dans l’opposition. Au cas où nous l’aurions oublié, Bolaños a une fois de plus fait savoir que le PSOE ne remettra jamais en question l’étape de sortie de la dictature. « La Transition a été exemplaire, elle a été un modèle de dialogue et a laissé derrière elle la période sombre de la dictature. Parler en bien de la Transition, c’est parler en bien de la démocratie (…) qui nous a apporté les meilleures années de prospérité, et qui est un exemple dans le monde. »
En réalité, même UnidasPodemos (UP) ne remet pas en question la Transition. Dans un article défendant l’amendement des partenaires de la coalition, Enrique Santiago (l’un de ses auteurs) a décrit la loi d’amnistie comme « une conquête des démocrates face au bunker franquiste » et affirmé que l’annuler serait « donner raison à ceux qui ont refusé d’appliquer le droit international et national pour mettre fin à l’impunité ».
De plus, comme l’a dit la journaliste Soledad Gallego-Diaz, « présenter aujourd’hui leur réforme comme un succès de la gauche qui corrigera les grandes injustices acceptées par les politiciens démocrates de l’époque, incapables de se défaire de la tutelle de l’extrême droite, traduit d’une certaine manière l’ignorance de la lutte menée en faveur de cette loi et son sens réellement populaire. Les députés qui ont voté en faveur de l’amnistie le 14 octobre 1977 (dont 80 avaient séjourné dans les prisons franquistes) savaient exactement ce qu’ils votaient. L’amnistie a été accordée à ceux qui ont commis des crimes de sang même après la mort de Franco (notamment 90 prisonniers de l’ETA), ainsi qu’aux tortionnaires qui ont frappé des prisonniers politiques et des grévistes dans les commissariats de police jusqu’à très peu de temps avant qu’elle soit votée. Et tout cela a été fait dans un Parlement démocratiquement élu ». Un Parlement dans lequel l’opposition antifranquiste a été incapable d’aller au-delà de « l’oubli mutuel » (Xavier Arzalluz, porte-parole du Parti nationaliste basque-PNV) et de la reconnaissance que le texte était « le meilleur possible » (Donato Fuejo, porte-parole du Parti socialiste populaire-PSP).
On peut regretter cette incapacité et que les revendications aient été réduites au cri commun de « liberté, amnistie et statut d’autonomie » ; mais on ne peut oublier le pourquoi de cette incapacité/impuissance ni pourquoi il a fallu tant de mobilisations réprimées avec violence pour obtenir que les prisonniers – qui avaient lutté pour la démocratie proclamée par les promoteurs de la Transition – puissent sortir des prisons.
Bien qu’il soit douloureux de le reconnaître, l’Espagne a dû attendre près de quarante ans pour sortir de la dictature, et la transition vers la démocratie n’a commencé que deux ans après la mort (dans son lit) du dictateur, enterré avec tous les honneurs. Une longue attente qui s’est terminée sans rupture institutionnelle avec le régime franquiste.
La Transition espagnole n’est qu’une transformation/adaptation de l’institutionnalisme de l’État franquiste aux normes « démocratiques » (des droits et libertés fondamentaux) en vigueur en Europe, afin de rendre possible l’intégration de l’Espagne dans la Communauté européenne. Son objectif et sa fonction sont uniquement de rendre possible la participation des partis de l’opposition antifranquiste à des élections « libres » – seule exigence politique de la majorité des partis de cette opposition. Une « opposition » résignée à mettre en œuvre le « changement pacifique » de régime avec les ex-franquistes reconvertis du jour au lendemain en démocrates. Une catharsis opportune, bénie et justifiée par l’impératif de « réconciliation nationale » que le Parti communiste espagnol avait adopté comme signe d’identité politique après avoir renoncé à la lutte armée contre le franquisme.
L’objet de cette Transition n’étant pas autre chose, et la démocratie née de ce compromis étant ce qu’elle est aujourd’hui, il n’est pas surprenant que la plupart des politiciens continuent de la considérer comme « exemplaire » et s’opposent à l’abrogation de ses pactes. Ce qui est surprenant, c’est que les auteurs des amendements du PSOE-UP et de l’ERC, sachant que leur approbation « ne change rien » et que leur application ne serait que « symbolique » pour enquêter et juger les crimes commis pendant le franquisme, polémiquent et mettent en péril l’approbation de la loi sur la mémoire démocratique. Surprenant, car au-delà du « symbolique » et de fournir à la droite l’occasion de se présenter comme le défenseur de la « coexistence », la seule chose qu’ils obtiennent avec cette polémique stérile est que les victimes de la répression franquiste n’ont toujours pas le plein droit à la « reconnaissance » et à la « réparation », malgré les exigences de toutes les associations mémorialistes depuis de nombreuses années.
« La dernière opportunité »
En effet, comme l’a rappelé Joan Tardá, représentant de l’ERC chargé de négocier la nouvelle loi sur la mémoire démocratique, il s’agit de « la dernière chance de réaliser ce qui aurait dû être fait il y a de nombreuses années », car « nous le devons aux victimes qui ont subi une double victimisation : celle de la dictature et, tout au long de ces quarante années, celle du mépris absolu ».
D’où la nécessité et l’urgence d’approuver des mesures qui leur rendent réellement justice, qui répondent à l’impératif moral et politique de « reconnaissance » et de « réparation » qu’elles méritent et qui, en outre, ne peuvent être gratuitement taxées de « revanchardes » ou contraires à la « coexistence entre Espagnols » mise en avant par les défenseurs de la Transition.
Et donc, « si nous pensons à ceux qui ont souffert de la répression franquiste », l’urgence est de mettre fin au « mépris » qu’ils ont subi « tout au long de ces quarante années » de démocratie. Non seulement parce que les sentences des tribunaux franquistes sont toujours en vigueur, mais aussi à cause de l’infamie de la division des victimes en deux catégories*** dans la loi de 2007. Un « mépris » qui est une véritable honte pour tous les démocrates. Autant parce que c’est un « non-sens » politique et juridique de la part de la justice de la démocratie de valider les jugements et les sentences de la justice franquiste, que parce que c’est un infâme « non-sens » politique et moral de discriminer les victimes de la répression du franquisme en fonction de la date de leur exécution.
Deux non-sens, injustes et arbitraires, qui ont empêché et empêchent de rendre « justice aux victimes de la répression franquiste », et perpétuent le « mépris » dont elles ont souffert pendant tant d’années de démocratie.
Aussi, pour leur rendre justice, l’urgence est d’annuler les jugements et sentences franquistes et de mettre fin à l’infamie qui consiste à diviser les victimes en deux catégories.
Messieurs Tardá et Santiago, n’oubliez pas que « c’est la dernière opportunité » et que « nous le leur devons »…
Octavio Alberola
(27 novembre 2021)
* Cet amendement à leur propre loi, présenté conjointement par le PSOE et Unidas Podemos, précise « que toutes les lois espagnoles d’amnistie devront être interprétées et appliquées en conformité avec le droit international conventionnel et coutumier, et en particulier avec le droit international humanitaire selon lequel les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité, le génocide et la torture sont imprescriptibles et non amnistiables ».
** La loi d’amnistie de 1977 a considérablement freiné, voire empêché les tentatives de juger les crimes du franquisme. Son article 2f amnistie « les délits commis par les fonctionnaires et agents de l’ordre public contre l’exercice des droits des personnes ».
*** Voir https://florealanar.wordpress.com/2021/07/21/espagne-la-loi-sur-la-memoire-democratique-et-linfamie-de-la-division-des-victimes-en-premiere-et-deuxieme-classe/
Traduction : Floréal Melgar.
Source : https://kaosenlared.net/enmiendas-a-la-ley-de-memoria-democratica-la-ultima-oportunidad/
Les notes de bas de page sont le fait du traducteur.