On l’appelait Roda

mardi 16 mars 2021, par Pascual

Quinze ans après la mort d’Étienne Roda-Gil, un documentaire évoque le plus important parolier de la musique moderne en France, fils de républicains catalans.

Sur les tables de La Closerie des Lilas, la légendaire brasserie située à une extrémité du boulevard Montpartnasse à Paris, on trouve une petite plaque avec les noms de quelques clients illustres : Lénine, Orwell, Francis Scott Fitzgerald... Il en manque un : Étienne, ou Esteve, Roda-Gil (1941-2004), fils de républicains exilés, figure culte de la musique pop et client régulier de La Closerie, qui sera son quartier général jusqu’à ses derniers jours.

« Ici, il conversait, buvait, écrivait, dessinait et séduisait », rappelait ce dimanche, lors de notre passage, sa grande amie, la cinéaste Charlotte Silvera.

Quatre jours avant la mort de Roda-Gil, Silvera l’a rencontré à La Closerie avec l’un de ses chanteuses préférée. Il était parvenu avec elle une rare symbiose, que seul un parolier peut parvenir à réaliser. Auteur de certains des succès musicaux qui ont marqué la vie française de ces quarante dernières années, il savait réussir ses chansons. La chanteuse est Vanessa Paradis, pratiquement découverte par Roda-Gil, qui a écrit les paroles de son premier grand succès, Joe le Taxi, en 1987, alors que Vanessa Paradis avait 14 ans. La liste des artistes qui ont chanté les chansons de Roda-Gil est un résumé de la musique française contemporaine. Juliette Gréco, Barbara, France Gall, Françoise Hardy, Claude François, Julien Clerc, Johnny Halliday, Louis Bertignac – certains plus connus à l’étranger, d’autres moins, mais tous essentiels dans la musique française moderne – ont interprété ses vers. Également des artistes internationaux tels que Roger Waters, Marianne Faithful... ou Julio Iglesias.

Roda-Gil, Paradis et Charlotte Silvera se sont retrouvés ce jour-là à La Closerie des Lilas pour tourner des scènes du documentaire On l’appelait Roda, réalisé par Silvera et présenté en avant-première en octobre 2018. Le film, qui n’est malheureusement pas visible dans les cinémas mériterait d’être plus largement diffusé. Il présente un portrait subjectif et impressionniste du parolier qui se décrivait comme un « poète industriel ».

Poète, car sa vie a consisté à écrire des vers depuis qu’un jour, en 1967, un débutant, Julien Clerc – le rocker mélodique qui vient de fêter ses 50 ans – a demandé dans un café à côté de la Sorbonne si quelqu’un pouvait lui écrire les paroles de ses chansons, et Roda-Gil s’est proposé de faire le travail. À l’exception d’une pause temporaire dans les années 80, Clerc et Roda-Gil ont formé une marque, une équipe bien rodée, créatrice de classiques tels que Si on chantait ou C’est comme ça. Mais le poète Roda-Gil se décrivait lui-même comme un « industriel » – et c’est en cela qu’il était important – car il était conscient de travailler pour une industrie, celle de la musique populaire, et que sa contribution faisait partie d’un ensemble beaucoup plus vaste.

Il peut sembler étrange, vu de loin, qu’un parolier puisse acquérir l’importance qu’a eue Roda-Gil. Pour comprendre cela, il faut tenir compte de la tradition de la chanson française, où les paroles ne sont pas un simple complément, mais ont autant ou plus de poids que la musique. Il ne faut pas non plus oublier qu’Étienne Roda-Gil n’était pas n’importe quel « parolier ». Ses écrits, même les plus banals, ont différents niveaux de lecture, ils sont pleins d’allusions et de doubles sens, ce sont de petits poèmes à la fois légers et profonds. « Des textes très abstraits », décrit Claude François, interprète, entre autres, de la Rodagilienne Alexandrie, Alexandra, un authentique hymne de la musique disco française.

« Ma mère a vécu la guerre, mais la vraie guerre. Mon père a fait la guerre pendant trois ans, puis la Résistance », explique Roda-Gil dans le documentaire de Charlotte Silvera.

« Il vivait à Antony [une ville de la banlieue sud de Paris] avec sa mère. Son père avait déjà disparu. Il est né dans un camp de réfugiés à Montauban [dans le sud de la France] », se souvient Julien Clerc.

« Qui était Étienne ? », demande l’écrivain Philippe Sollers, avec qui il avait l’habitude de se retrouver à La Closerie des Lilas. « Étienne était l’Espagne dans ce qu’elle a de plus fondamental : l’anarchie ».

La manière dont il a combiné son anarchisme – il a toujours été fidèle à ses amis de la CNT et n’a jamais manqué aucune des manifestations du 1er mai – avec le fait qu’il travaillait pour l’industrie du divertissement de masse est l’un des thèmes du film. « Étienne n’était qu’un romantique, un immense romantique. Il était dévoué au romantisme de la politique. L’idée d’être un poète industriel était très romantique », se souvient un autre bon ami, Roger Waters, l’âme de Pink Floyd, avec qui Roda-Gil a créé l’opéra Ça ira, sur la Révolution française.

« Mon objectif était de détruire l’industrie, mais il s’est avéré que c’est l’industrie qui me payait », a déclaré Roda-Gil. C’était un personnage, comme on dirait en anglais, « larger than life », littéralement « plus grand que la vie » : bohème, contradictoire, lapidaire. Dans le documentaire, il occupe l’écran, il le déborde. « Calmez-vous : ce que je fais n’est pas de la poésie », admet-il. À un autre moment, le protagoniste est à La Closerie des Lilas en train de dessiner, avec Vanessa Paradis à ses côtés, et il dit : « J’ai fait des polaroids émotionnels... J’ai fait deux traits et je jure que personne ne peut soupçonner que ces deux traits évoquent une situation ou une émotion », dit-il. Il parle des dessins, mais il pourrait parler de ses 747 chansons.

« Contrairement à Gainsbourg, Brassens, Barbara ou Aznavour, il ne chantait jamais ses chansons sur scène. C’était un homme de l’ombre », se souvient, Charlotte Silvera, quinze ans plus tard, au même endroit. « Mais comme Aznavour, qui était arménien, Roda, qui était catalan, a choisi la langue française pour s’exprimer ».

Retrouver sa tombe au cimetière du Montparnasse, où il est enterré avec Nadine, la femme de sa vie, est une aventure. La section 6 du cimetière est une jungle de pierres tombales et de panthéons de toutes les époques. Le gardien du cimetière nous explique avec une carte comment y accéder : il faut se rendre à l’angle sud-ouest de la section, compter 12 tombes verticales en direction du nord et suivre un chemin escarpé. La tombe des Roda-Gil est recouverte de buissons. Quelqu’un a collé une affiche du documentaire « On l’appelait Roda... ». À proximité, se trouvent les restes de Cortázar et de Baudelaire.

Mar Bassets
El Païs

Traduction : Daniel Pinós

Pour voir le film, 2 possibilités : 

sur la plateforme FilmoTv : https://bit.ly/2WQ3J8x

en dvd, avec bonus+++ et sous-titres anglais : https://bit.ly/3eCUzVT