Marina Garcés, philosophe insoumise

vendredi 17 septembre 2021, par Pascual

Marina Garcés, philosophe insoumise. Condition posthume, ou le temps où tout se termine

« Nous avons vu finir la modernité, l’histoire, les idéologies et les révolutions. Nous avons vu comment se terminent le progrès, le futur comme temps de la promesse, du développement et de la croissance.
Maintenant, nous voyons comment se terminent les ressources, l’eau, le pétrole, l’air propre et comment s’éteignent les écosystèmes et leur diversité.
En définitive, notre temps est celui où tout se termine, y compris le temps lui-même
. »

Marina Garcés est catalane, philosophe, essayiste et promotrice du projet collectif de pensée critique et expérimentale Espai en Blanc [1]. Elle défend la philosophie comme un mode de vie, un art qui naît dans la rue et se poursuit sans interruption dans des espaces intimes et invisibles. Libertaire et anticapitaliste, elle vient de publier, aux éditions La Lenteur, un essai intitulé Nouvelles lumières radicales. Dans ce petit ouvrage, Marina Garcés analyse la condition humaine et politique de nos sociétés après la mort des grandes idéologies, qu’elle nomme « la condition posthume ».

Sa naissance en politique a lieu, en 1996, avec l’expulsion violente par la police du centre autogéré ouvert du cinéma Princesa [2] de Barcelone. À cette époque, les squats se multiplient dans la capitale catalane, et sa génération recherche des « espaces de vie » hors du cadre imposé par le système capitaliste. À l’ancienne usine Hamsa, à Sant Andreu de Palomar, à l’université libre de la Rimaia, elle découvre les luttes sociales aux côtés de jeunes venus d’Europe et d’Amérique latine. Dans ces espaces autogérés, elle croise des militants zapatistes, des activistes de l’anti-globalisation, des altermondialistes, des opposants à la spéculation immobilière et à la guerre.
En mai 2011, elle rejoint le mouvement des « Indignés ». Sur les places publiques occupées, les jeunes dénoncent la « fausse représentation politique et la marchandisation de la vie ». Cette jeune libertaire rêve de « républiques fraternelles, sans États ». Défendant un municipalisme radical, elle « ne souhaite un État à personne », pour reprendre le titre d’un ouvrage coécrit.

Dans son dernier ouvrage, elle propose une conception élargie des Lumières, qui ne soient ni limitées à l’Europe ni aux xviiie et xixe siècles. Elle appelle à de nouvelles Lumières radicales pour lutter contre l’effondrement des écosystèmes et la disparition possible de l’espèce humaine, contre la servitude culturelle où science et impuissance se donnent la main, contre l’analphabétisme éclairé, contre la saturation de l’attention des individus par le trop-plein d’information et contre l’intelligence déléguée. Pour elle, le combat contre les savoirs établis et les autorités est notre seule chance de survie.
Pour Marina Garcés, le monde contemporain est radicalement contre les Lumières, et le refus de ces Lumières n’est pas seulement un état d’esprit, c’est une guerre menée contre la pensée libre. Selon elle, un désir autoritaire se développe en politique, et il fait du despotisme et de la violence une nouvelle forme de mobilisation. Sur le plan culturel, les identités défensives et offensives triomphent. Dans tous les domaines triomphe une fascination pour le pré-moderne. Tout ce qui existait « avant » était meilleur.
« L’éducation, la connaissance et la science sombrent également aujourd’hui dans un discrédit, elles ne peuvent exister que si elles se révèlent capables d’offrir des solutions concrètes à la société : solutions de travail, solutions techniques, solutions économiques. Le solutionnisme est l’alibi d’un savoir qui a perdu le pouvoir de nous rendre meilleurs, en tant qu’individus et en tant que société. »

Pour l’écrivaine, la guerre contre les Lumières légitime un régime social, culturel et politique basé sur la crédulité volontaire. Pour elle, nous vivons aujourd’hui dans une société cyniquement prête à croire, ou à faire semblant de croire ce qui serait dans notre intérêt.
La vérité serait ce que nous avons laissé derrière nous, dans un passé meilleur. Pour Marina Garcés, il n’y a pas eu plus ou moins de vérité dans le passé. Il existe une manière différente de combattre cette crédulité qui nous opprime depuis toujours. Nous devons trouver nos propres moyens pour défier le système de crédulité. Pour l’autrice, notre impuissance actuelle a un nom : « l’analphabétisme éclairé ».
« On nous propose toutes sortes de gadgets pour notre salut, avec la technologie et le discours à la carte. Les leaders et les drapeaux. Acronymes. Des bombes. Nous nous sommes lancés dans des projets d’intelligence déléguée, nous pouvons enfin être aussi stupides que les autres humains et le prouver. Le monde et ses dirigeants seront intelligents pour nous. Un monde intelligent pour des habitants désespérément stupides. »

Mais que faire ? L’autrice nous présente quelques alternatives : « Les Lumières radicales ont été un combat contre la crédulité, pour donner confiance en la nature humaine, pour nous émanciper et devenir meilleurs. Notre arme : la critique. Et si nous osions penser, de nouveau, à la relation entre la connaissance et l’émancipation ? »
Nous sommes sur le point de capituler. La race humaine est en train d’abandonner les tâches d’apprentissage et d’auto-éducation qui rendent nos vies plus dignes. Face à cette capitulation, Marina Garcés propose de penser à de « nouvelles Lumières radicales ». Pour lutter contre la crédulité et affirmer la liberté et la dignité de l’expérience humaine dans notre capacité à apprendre de nous-mêmes. Dans le passé, cette lutte était une lutte révolutionnaire. Elle est maintenant devenue indispensable pour sauver notre monde.

Autoritarisme, fanatisme, catastrophisme, terrorisme... Voici quelques-uns des visages d’une puissante réaction contre les Lumières. Ces visages dominent notre présent. En même temps, nous sommes confrontés à une sorte de capitulation, au renoncement à améliorer nos conditions de vie ensemble. Pourquoi croyons-nous aux histoires apocalyptiques actuelles ? Quelles sont les peurs qui les nourrissent ? Comment sortir de la « condition posthume » actuelle et du temps du « tout est fini » ? La tâche du moment pour la pensée critique est proposée dans ce livre, il s’agit désormais de refuser « l’idéologie posthume ».

Daniel Pinós

Article publié dans Chroniques Noir & Rouge, revue de critique bibliographique du mouvement libertaire. n° 3, décembre 2020.

Nouvelles Lumières radicales
Marina Garcés
Éditions La Lenteur, 88 pages, 10 euros.


[1Espai en Blanc a été fondé en 2002, dans le contexte d’une Barcelone post-olympique, dans un centre social appelé Les Naus, qui avait été occupé pendant des années dans le quartier de Gracia. Il fonctionne comme un espace dans lequel on peut expérimenter de nouveaux formats et de nouvelles manières de se rapporter à la pensée. Il ne s’agit pas d’un groupe fermé puisqu’il rassemble des personnes de tous âges et de toutes disciplines, mais plutôt d’une succession de projets liés à une réflexion expérimentale, pratique et collective. Il organise des conférences et des rassemblements anonymes, il produit des documentaires et des micro-vidéos.

[2 Le 10 mars 1996, un groupe de squatters s’installait au cinéma Princesa. L’objectif des 40 jeunes qui l’occupaient était de créer un centre civique populaire et de protester contre le manque d’espaces publics et la difficulté d’accès au logement. L’expulsion eut lieu le 28 octobre 1996. Plusieurs des squatters furent violentés et emprisonnés.