Franco

jeudi 21 janvier 2021, par memoria

Je viens d’étudier pendant plusieurs mois l’art opératif russe à travers les ouvrages de Jean Lopez, historien français ayant vécu la Retirada enfant. Il a déconstruit les mythes historiographiques concernant la Seconde Guerre mondiale, plus précisément sur le front de l’Est. À travers ses études, il démontre que les Soviétiques l’ont remportée sur les Allemands grâce à l’art opératif, chaînon manquant entre la tactique et la stratégie, art théorisé dans les années 1920-1930 et qui n’a été découvert en Occident que dans les années 80, car on avait pris pour argent comptant les mémoires des généraux allemands vaincus à l’Ouest par le matériel et à l’Est par le nombre…
En terminant son dernier ouvrage paru, j’apprends par la liste de la CGT qu’Arte Espagne allait repasser le documentaire sur les attentats contre Franco. J’ai aussitôt lié les deux. Car ces attentats, au regard des principes de l’art opératif, étaient à la fois une erreur tactique et une stratégie qui menaient à une impasse politique, car il n’y avait pas d’objectif clairement défini, l’action de tuer le dictateur se suffisant à elle-même en laissant indéfinies les conséquences subséquentes, et l’enchaînement des séquences ultérieures étant laissé au jeu du hasard.
Tactiquement, jamais les moyens nécessaires et suffisants ne furent réunis. Au niveau opérationnel, cela releva toujours de l’à peu près, quand ce n’était pas de la simple stupidité, militairement parlant, comme lors de la tentative de Fontenis de lâcher une bombe par avion sur le yacht de Franco.
Dans les autres cas, il y eut toujours une faille ou des imprévus mettant en relief l’amateurisme des responsables et/ou des exécutants. Mais il est inutile de remuer le couteau dans la plaie.
De plus, il n’y avait aucune finalité stratégique ni perspective politique – à moins de vouloir pousser au remplacement de Franco par son dauphin désigné en cas de succès hasardeux, le système restant en place, comme ses structures socio-économiques sont restées lors de la « transition », transition dont le rôle était d’ailleurs de les maintenir –, si ce n’est un hypothétique soulèvement populaire des « masses » à la façon du 2 de Mayo.
Même au cas où l’élimination de Franco, outre son intérêt symbolique, eût présenté un intérêt quelconque, la seule possibilité éventuelle de succès eût été de concevoir un attentat « suicide », en se faisant exploser le plus près possible du dictateur ; mais force est de constater qu’il n’y eut jamais aucun volontaire pour cela – car il existe un empêchement psychologique à ce genre d’action dans la culture occidentale. On peut envisager de se faire tuer dans l’acte ou dans ses répercussions, mais pas en s’explosant volontairement. Une analyse sérieuse des faits eût dû faire renoncer à ce type de projet.
En fait, cela reposait sur la vieille tentation blanquiste (putschiste) du mouvement révolutionnaire ; une impulsion déclenchant la révolution… Dans les années 60, ce modèle est réactivé par le mythe de la prise de pouvoir castriste à Cuba.
Et c’est ainsi que fut présentée aux Français qui gravitaient autour de Paco, dans le groupe anti-OAS, notre reconversion sur l’Espagne : une étincelle allait suffire pour que le peuple espagnol se soulève contre la dictature.
D’où, au préalable, pour préparer le terrain à une guérilla urbaine ultérieure, la campagne contre le tourisme et les intérêts espagnols.
En soi, ces actions symboliques représentaient une nuisance potentielle réelle au cas où elles auraient pu être développées, mais le régime aurait réagi brutalement, comme à son habitude, à un éventuel développement de ces actions. Et même dans ce cas, puisque l’on croyait à l’équation gauchiste « accroissement de la répression = accroissement de la résistance », c’eût été un échec, car le peuple espagnol était encore sous l’emprise de la peur inspirée par la terreur franquiste antérieure. Les « masses » populaires avaient été broyées et étaient bien loin d’avoir envie de se soulever. Souvenons-nous, lors des évènements de Febrero 81, que certains, « à gauche », faisaient déjà leur valise pour l’exil en ne passant pas par la case « barricades ».
En deux ans de vie du groupe franco-espagnol, jamais nous n’avons entendu évoquer une tentative d’attentat contre Franco. D’où notre surprise, à Bernard et moi, lorsque, lors de nos interrogatoires respectifs, les policiers nous demandèrent si nous avions entendu parler de projets d’attentat contre Franco. Chacun de notre côté, nous avons pensé qu’ils avaient des idées saugrenues mais qu’elles les écartaient des actions en cours, alors qu’en fait nos actions n’étaient peut-être que le faux-nez de l’objectif principal : tuer Franco. Ou est-ce l’échec de nos actions antitourisme – et par conséquent de celles qui devaient suivre – qui entraîna la survalorisation des attentats contre Franco, qui constituent pourtant encore un autre échec ?
En tout état de cause, tant en ce qui concerne les tentatives d’attentat que les autres projets initiés, les conditions idoines tant en matériel qu’en personnel ne furent jamais réunies, ni sur le plan de la qualité ni sur celui de la quantité.
De plus, ce type d’action, qui employait un nombre restreint d’individus sur le terrain intérieur, immobilisait la grande majorité des militants concernés de l’exil dans une assistance logistique et dans l’expectative.
À part le fait que certains des acteurs aient constitué et développé une légende au fil des années, aucune analyse précise ni conclusion constructive n’ont été tirées de ces expériences, alors même que leur apport stratégique sur le terrain espagnol fut nul, au regard de l’investissement.
À contrario, le PCE a su utiliser une tactique et développer une stratégie à visée politique. Disposant en exil du quasi même vivier de militants que les libertaires espagnols, ils décidèrent de faire rentrer en Espagne des jeunes militants (des trentenaires), à la fin des années 50, pour les intégrer à la vie active de la société espagnole et, ainsi, renouveler leur encadrement militant qui s’était appauvri au fil des années de répression, tout comme celui des libertaires.
Le PCE injecta du sang neuf, alors que les anarchistes s’en privèrent, leur stratégie les immobilisant dans l’exil.
Certains jeunes libertaires sont retournés en Espagne à titre individuel et sans stratégie organisationnelle d’ensemble. Mais la plupart de ceux qui le firent après la mort de Franco le firent trop tard, quand ils restèrent en Espagne pour s’intégrer et être au tempo de la société espagnole.
Ces militants du PCE, enfants de l’exil qui avaient fui l’Espagne avec leurs parents, eurent dix bonnes années pour devenir de parfaits Espagnols, pleinement intégrés, qui initièrent et devinrent l’ossature des Commissions ouvrières. (Sans oublier que, de longue date, le PCE avait infiltré le syndicat vertical phalangiste, pragmatiquement et sans état d’âme.)
Par un investissement minime – le même qu’eût pu réaliser la FIJL –, ils obtinrent un bénéfice maximal, cela dit sans préjuger de la politique du PCE.