Cervantès libertaire

mercredi 26 mai 2021, par Pascual

Cervantès libertaire. Cervantès antisystème ou pourquoi les anarchistes aiment Cervantès ?

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« Heureux âge, s’écria-t-il, siècles heureux que ceux auxquels les Anciens donnèrent le nom d’âge d’or ; non pas que l’or, qu’on estime tant dans ce siècle de fer, s’y trouvât plus communément ou qu’on le tirât avec moins de peine des entrailles de la terre, mais parce qu’on ne connaissait pas alors ces deux mots, le tien et le mien. »
(Don Quichotte, I-XI)

Cervantès libertaire. C’est le titre d’un livre qui brise les idées reçues sur l’écrivain espagnol le plus universel. Emilio Sola, l’auteur du livre, est un professeur de l’université d’Alcalá de Henares, en Espagne, qui à travers ses travaux a toujours été en quête du profil libertaire de Cervantès.
« Cervantès était un homme polyvalent. C’est pourquoi, écrit Emilio Sola, tout le monde s’est approprié son discours. Il est le plus chrétien pour les chrétiens, le plus libéral pour les libéraux, le plus éclairé pour les éclairés et le plus anarchiste pour les anarchistes... » Tout le monde tente de se l’approprier. Selon Emilio Sola, « il arrive à Cervantès ce qui arrive à tous les grands auteurs classiques. Chaque génération en fait sa propre lecture et en tire de nouvelles leçons ».
Dans le livre, il est question d’un Cervantès ayant horreur du système, des puritains, des gens bien intentionnés et politiquement corrects, d’un Cervantès non confessionnel dont on ne parle pas lors des pompes liées aux grandes commémorations centenaires. Pour Emilio Sola, Cervantès, le libertaire sain et lucide, a dû inventer Don Quichotte, le libertaire fou, pour écrire ce qu’il voulait exprimer, avec une totale liberté d’expression, afin d’« atteindre la liberté dans cette vie ».
C’est peut-être pour cela que les anarchistes et les libertaires ont vu dans cette figure historique un compagnon, un égal, une figure à laquelle s’identifier. « Les anarchistes espagnols ont immédiatement adopté Don Quichotte comme le symbole de leur lutte », entre autres raisons parce que « le texte de Cervantès est comme une Bible ou un Coran laïque, d’où l’intérêt des anarchistes qui ont voulu l’utiliser comme on utilise un traité d’athéologie ».
Emilio Sola nous démontre que toute l’œuvre de Cervantès est remplie de « petites capsules d’idéologie libertaire qui n’ont rien à voir avec les postulats anarchistes du XIXe siècle, mais qui ont le même fond, la même rébellion contre un système qui oublie les faibles : les veuves, les pauvres, les jeunes filles, les sans protection... ».

À travers trois parties différenciées, en plus d’un appendice et d’un addendum, Emilio Sola énumère les différents aspects par lesquels Cervantès est considéré comme un chercheur à l’insatiable quête de liberté.
Emilio Sola écrit : « Cervantès a des approches antisystèmes qui lui échappent ». Un antisystème, du XVIe siècle bien sûr. « Cervantès fait une critique forte de la justice, tant en ce qui concerne la monarchie hispanique que la Rome papale. » Il le suggère dans le Quichotte lorsque un hidalgo accorde la liberté aux condamnés aux galères par le roi « et dit que personne ne peut être envoyé aux galères pour des raisons de misère ou d’ignorance ».
Emilio Sola trouve également dans le personnage de M. Monipodio, qui apparaît dans Rinconete y Cortadillo, l’un des romans exemplaires de Cervantès, « une métaphore brutale de la société formelle ». Sola parle de la « rhétorique » que Cervantès attribue à un personnage qui, bien qu’il soit analphabète, est admiré de tous malgré ses commerces illicites et son haut niveau de corruption. « L’attaque contre la justice corrompue est le nœud gordien pour trouver ce profil antisystème de Cervantès », écrit Emilio Sola.
Pour découvrir un Cervantès critique de la société de son temps, il fallut attendre son retour de captivité à Alger, à l’âge de 32 ans. Il devint alors un homme « sensible aux autres cultures, comme celle des musulmans, et critique à l’égard de la monarchie catholique ». Il est passé de l’admiration pour le système impérial de Charles Quint pour ensuite « relativiser les choses » sous le règne de Philippe II.
« Il ouvre alors son esprit et devient plus sage » et semble jouer sur l’impulsion du moment. « Il insulte le Turc, l’ennemi par excellence, mais vous prend au dépourvu en mariant une femme mauresque à un vieux chrétien. Ce sont des messages qui, aujourd’hui encore, font mal aux oreilles des puristes. »
Emilio Sola a étudié en profondeur les services d’information et d’espionnage à l’époque de Philippe II. «  Cervantès est le grand connaisseur de cette frontière méditerranéenne de l’Espagne de l’époque ». Selon lui, ses œuvres littéraires aident l’historien à comprendre ce monde méditerranéen, celui des turco-berbères. Il apparaît comme le grand intermédiaire pour diffuser des informations sur les deux mondes et, surtout, le grand interprète des affaires turco-berbères au point que la première chose qu’il écrivit à son retour de voyage fut une pièce intitulée Le Traité d’Alger.
Et Cervantès écrit, après son expérience de la captivité, pour réaliser ce qu’Emilio Sola appelle « une dissection du monde moderne qui s’annonce, de ce que nous appelons aujourd’hui le capitalisme commercial. C’est une nouvelle société dans laquelle il y a un dieu qui est l’argent ou le profit ». C’est un visionnaire de ce qui est à venir, mais il « est beaucoup moins populaire » qu’aujourd’hui et certainement « trop en avance » pour la société de l’époque.
Cervantès fut aussi un « provocateur absolu » et un « féministe » alors que le terme n’existait même pas. Emilio Sola donne comme exemple l’histoire de la bergère Marcela, dans Don Quichotte où Cervantès met à nu une société patriarcale qui exige la soumission des femmes et impose des limites à leur liberté sexuelle. « Ce n’est que lorsque le féminisme apparut que les « cervantistes » comprirent son discours », écrit Emilio Sola.

Dans le troisième et dernier chapitre du livre intitulé « Pourquoi les anarchistes aiment-ils Cervantès ? », l’auteur laisse un peu de côté Cervantès pour mettre en avant José María Puyol, un anarchiste exilé en Algérie en 1939 et auteur du livre Le Don Quichotte d’Alcalá de Henares publié en 1947. Puyol, qui avait fui la répression franquiste en s’embarquant sur le navire Stanbrook, s’identifie lui-même à la figure de Cervantès : « Je veux que tu apprennes à aimer Cervantès, qui sera un autre compagnon, un autre libertaire [...] Il n’avait qu’un seul ami : le peuple. » Dans ces pages, Emilio Sola fait une brève analyse de l’œuvre et, surtout, il rassemble des fragments de texte qui soutiennent l’approche anarchiste de Cervantès. Le livre se termine par une revue des affinités du mouvement libertaire avec le Don Quichotte et son auteur.
Une intéressante iconographie accompagne l’ouvrage. Nous y retrouvons les calaveras, les crânes du graveur mexicain Posadas en couverture et à l’intérieur de l’ouvrage, de même qu’une annonce d’un numéro extraordinaire de Solidaridad Obrera, le journal de la CNT, consacré à Cervantès. On peut découvrir à l’intérieur de l’ouvrage des couvertures de la revue culturelle Cénit comportant des portraits de Don Quichotte, Sancho Panza et Cervantès et un numéro de Solidaridad Obrera, consacré au « Quichottisme et l’idéal libertaire ». En fin d’ouvrage, nous trouvons la couverture du livre de Puyol Le Don Quichotte d’Alcalá de Henares publié aux éditions Solidaridad Obrera en 1947, précédée d’une gravure de Don Quichotte réalisée par Gustave Doré.

Daniel Pinós

Cet article a été publié dans le n° 2 des Chroniques Noir & Rouge publié en septembre 2020.
Les éditeurs espagnols du livre sont Corazones blindados / Cœurs blindés et la Fondation d’études libertaires Anselmo Lorenzo. Publié en Espagne en 2016, l’ouvrage est en cours de traduction et sera prochainement publié par les éditions Noir et Rouge de Paris.

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